Économie
L'agriculture, enjeu géopolitique majeur
La guerre en Ukraine menace de provoquer une crise alimentaire, et même des famines dans le monde. Comment devrait réagir l'Europe, dont le système agricole aussi est déstabilisé ?
« L'agriculture est devenue un enjeu géostratégique de première importance », souligne Thierry Pouch, chef du service Études, références et prospective à l’Assemblée permanente des chambres d'agriculture (APCA), lors d'une table ronde consacrée à "L'impact de la guerre en Ukraine sur les marchés agricoles et la souveraineté alimentaire", organisée par la commission des Affaires économiques du Sénat, en mars dernier.
Lors de son intervention, l'expert a rappelé le contexte international dans lequel s’inscrit la crise née de la guerre : celui du rôle de premier plan de la Russie et de l'Ukraine dans la production alimentaire mondiale. Par exemple, en 2020, la Russie a exporté 38% du blé tendre dans le monde, en tête des pays exportateurs. Elle est aussi un fournisseur important d'engrais.
L'Ukraine est le quatrième exportateur de blé. L'agriculture française, à qui ces intrants sont essentiels, souffre aujourd'hui des importantes hausses de prix. Et aussi, de l'autre côté de la Méditerranée, plusieurs pays sont historiquement dépendants de ces ressources russes et Ukrainiennes, comme l’Égypte, la Turquie, le Liban et la Tunisie, dans des proportions variables.
« La flambée des prix des matières premières était enclenchée avant la reprise économique, le conflit n'a fait qu'apporter un élément amplificateur »
Aujourd'hui, Thierry Pouch redoute les effets « des destructions des outils de production et des infrastructures portuaires, du départ des agriculteurs au front » sur le niveau de production (et d'export) de l'agriculture en Ukraine.
Toutefois, « la flambée des prix des matières premières, qu'elles soient agricoles ou à usage industriel, était enclenchée avec la reprise économique, le conflit n'a fait qu'apporter un élément amplificateur », rappelle-t-il.
Quoi qu'il en soit, des troubles importants sont à redouter dans ces pays dépendants de leurs importations alimentaires. Déjà, des manifestations contre le coût du pain pour les ménages se sont tenues en Tunisie. « La FAO [ndlr, Food and Agriculture Organization of the United Nations - Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture] est très inquiète », insiste Thierry Pouch.
D'après l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture, en effet, la guerre ukrainienne menace d’aggraver sérieusement l’insécurité alimentaire dans le monde. Huit à 13 millions de personnes supplémentaires pourraient souffrir de sous-nutrition à travers le monde, en 2022/ 23, en particulier dans les régions d’Asie-Pacifique et d’Afrique subsaharienne.
L'écologie en sortira-t-elle perdante ?
Difficile, souligne Thierry Pouch, de faire des prédictions sur la suite, alors que la situation change « d'heure en heure ». Néanmoins, pour lui, il est plausible que le contexte géopolitique génère une « inflation des prix alimentaires qui pourrait être amplifiée ». C'est alors la question de la réponse politique qui se pose. « L'Union Européenne pourrait avoir un rôle décisif à jouer », avance l’expert.
L'Europe pourrait contribuer à restaurer un équilibre mondial en accroissant sa production, afin de compenser celle ukrainienne, et devenir un recours pour des pays comme l'Algérie et l’Égypte.
Mais faut-il pour cela trouver une alternative aux engrais qui viennent aujourd'hui de Russie ? Ou d'autres fournisseurs ? Ou encore, est-il nécessaire de stopper la production de biocarburants, qui occupent des terres qui pourraient être dévolues à la production alimentaire ?
L'enjeu est également potentiellement lourd en conséquences politiques : la souveraineté alimentaire doit-elle être pensée au niveau européen ? Et dans l'équation, un autre facteur pèse, celui environnemental.
Car l'Europe est engagée dans le Green Deal, stratégie globale de croissance verte qui concerne aussi les modèles de production agricole, pour les transformer dans un sens plus durable.
Une orientation incompatible avec les impératifs de production actuels, d'après Thierry Pouch : « Plusieurs études d'impact montrent que le Green Deal devrait générer un décrochage de la production et de l'exportation agricoles, d'ici 2030 », explique-t-il. Faudra-t-il choisir entre écologie et productivité ?
Le débat sera vif. « La perspective de dissolution du Green Deal génère des clivages forts. Des ONG alertent sur le fait que le conflit ne doit pas constituer un prétexte pour stopper la décarbonation de l'agriculture », constate l’expert.