Loi immigration: Laurent Fabius pris en étau "entre droit et politique"

A la tête du Conseil constitutionnel, qui doit rendre jeudi sa décision très attendue sur le projet de loi immigration, Laurent Fabius se trouve malgré lui "au milieu de passions contradictoires", et pris en étau: pressé par beaucoup de censurer largement le texte, il...

Le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, dans son bureau, le 19 octobre 2023 à Paris © JOEL SAGET
Le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, dans son bureau, le 19 octobre 2023 à Paris © JOEL SAGET

A la tête du Conseil constitutionnel, qui doit rendre jeudi sa décision très attendue sur le projet de loi immigration, Laurent Fabius se trouve malgré lui "au milieu de passions contradictoires", et pris en étau: pressé par beaucoup de censurer largement le texte, il risque ce faisant d'exposer son institution à la critique.

A 77 ans, celui qui a occupé presque toutes les fonctions de la République, de Matignon au perchoir de l'Assemblée en passant par quatre ministères et les instances dirigeantes du Parti socialiste, sans toutefois jamais atteindre l'Elysée - a une énorme pression sur les épaules au crépuscule de sa carrière.

La décision du Conseil constitutionnel est certes collégiale. Mais en tant que président, il organise les débats et, en cas d'égalité des voix, la sienne compte double.

"Soit il laisse passer le texte et on dira qu'il ne protège pas l'Etat de droit, soit il censure tout ou partie et on criera au gouvernement des juges", résume à l'AFP le professeur de droit constitutionnel Dominique Rousseau.

Les Sages écartent toute dimension politique à leurs décisions, soulignant que leur rôle se borne à vérifier la conformité des textes de loi à la Constitution.

Mais certains juristes redoutent qu'il en soit autrement. "L'emballage (de la décision) sera du droit, mais il est fort probable qu'une dimension politique soit prise en compte", estime Serge Slama, professeur de droit public à l'université Grenoble-Alpes, qui a coordonné l'initiative de juristes et universitaires ayant transmis des contributions au Conseil.

Soucieux de parvenir à un accord avec la droite sur son projet de loi, le gouvernement a délibérément laissé passer des mesures enfreignant de son propre aveu la Constitution. Le jour du vote, le 19 décembre, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin a ainsi reconnu devant le Sénat que certaines d'entre elles "sont manifestement et clairement contraires" au texte suprême.

Et le président de la République, Emmanuel Macron, qui a lui-même saisi le Conseil, a récemment envisagé lors d'une conférence de presse que le texte soit "corrigé de ses censures éventuelles".

Le gouvernement a "pris en otage" les Sages de la rue de Montpensier, critique Dominique Rousseau. 

Grande décision

Alors que la droite et l'extrême-droite ont déjà dans le viseur la Constitution, accusée d'entraver l'action du politique en matière d'immigration, le Conseil va devoir faire le tri dans les 86 articles du projet de loi, dont une trentaine seraient inconstitutionnels, selon le président de la commission des Lois Sacha Houlié (Renaissance).

"Si la loi est censurée, ce n’est plus le gouvernement qui sera critiqué, alors que c'est lui qui devrait porter cette responsabilité politique", note le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier.

Situation inconfortable, dénoncée par Laurent Fabius lui-même lors des vœux de l'institution au chef de l'Etat: le Conseil constitutionnel n'est pas "une chambre d'appel des choix du Parlement, il est le juge de la constitutionnalité des lois", a-t-il martelé.

Déplorant que son institution se soit trouvée, sur la réforme des retraites comme sur la loi immigration, "au milieu de passions contradictoires et momentanément tumultueuses", il a aussi regretté "une certaine confusion chez certains entre le droit et la politique".

Pourrait-il vouloir marquer les esprits en censurant largement le projet de loi ? 

Il "est à un an de son départ (...) S'il veut que son mandat soit marqué par une grande décision, (...) c'est l'occasion ou jamais", estime Dominique Rousseau.

Le président du Conseil peut aussi être mis en minorité dans une institution qui penche plus à droite que lui, comme cela aurait déjà été le cas lors de la réforme des retraites: selon une indiscrétion du Point, il se serait prononcé, en désaccord avec les huit autres membres, pour la censure du texte.

La constitutionnaliste Anne Levade balaye ces spéculations. "Une décision du Conseil constitutionnel (...) fera toujours des mécontents (...) C'est la raison pour laquelle de mon point de vue, le Conseil ne peut que juridiquement se prononcer sur les textes", dit-elle, en soulignant que ses décisions sont encadrées par une longue "jurisprudence": "Tout cela s’inscrit dans un contexte qui va très au-delà de la simple querelle politique qui agite les esprits depuis quelques semaines".

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