Les Gauthier, une vie de combat au nom des victimes du génocide des Tutsi

Face à des lycéens secoués, Dafroza Gauthier, dont la famille a été décimée dans le génocide des Tutsi, lance: "quand on a repéré le tueur, on va sur les lieux du crime au Rwanda, on cherche s'il...

Dafroza Mukarumongi-Gauthier (d) et son mari Alain Gauthier donnent une conférence sur le génocide rwandais, quelques jours avant les commémorations de son 30e anniversaire, devant des élèves de terminale, le 26 mars 2024 à Reims, dans la Marne © FRANCOIS NASCIMBENI
Dafroza Mukarumongi-Gauthier (d) et son mari Alain Gauthier donnent une conférence sur le génocide rwandais, quelques jours avant les commémorations de son 30e anniversaire, devant des élèves de terminale, le 26 mars 2024 à Reims, dans la Marne © FRANCOIS NASCIMBENI

Face à des lycéens secoués, Dafroza Gauthier, dont la famille a été décimée dans le génocide des Tutsi, lance: "quand on a repéré le tueur, on va sur les lieux du crime au Rwanda, on cherche s'il y a des rescapés et on entame l'enquête".

Avec son mari, elle a consacré sa vie à traquer les génocidaires réfugiés en France, pour "enrayer l'impunité".

La scène se déroule fin mars dans la salle comble d'un lycée de Reims (nord de la France), où Dafroza Mukarumongi-Gauthier, 69 ans, élégante coupe courte encadrant son visage grave, et son mari Alain, 75 ans, cheveux blancs et regard chaleureux, donnent une conférence devant une centaine d'élèves de terminale.

Une "transmission mémorielle" que le couple franco-rwandais, surnommé "les Klarsfeld du Rwanda" - en référence aux chasseurs de nazis Beate et Serge Klarsfeld -, mène depuis quelques années dans des collèges, lycées, universités. 

Depuis 28 ans, tous deux enquêtent bénévolement au nom des victimes, des rescapés et pour une "justice réparatrice", après que leur vie personnelle a basculé en 1994. 

Fin février 1994, Dafroza se rend à Kigali pour voir sa famille. La tension est déjà à son comble, des miliciens hutu postés dans la capitale rwandaise et Dafroza "très inquiète". 

Sa mère lui demande de se sauver pour retrouver ses jeunes enfants en France. Dafroza ne parvient pas à faire partir sa famille, qu'elle ne reverra jamais, raconte-t-elle à l'AFP, son visage toujours rongé d'une douleur aiguë 30 ans après.

- "Gouffre" - 

Sa mère sera abattue par balles le 8 avril 1994 dans une paroisse où elle s'était réfugiée. "Oncles, neveux, cousins..." seront également exterminés. Entre "70 et 80 personnes" mourront, souffle Dafroza, toute sa famille du côté maternel. "C'est un vertige et un gouffre... tous ces morts qui nous habitent".

Le génocide contre la minorité tutsi au Rwanda, orchestré par le régime extrémiste hutu au pouvoir, a fait plus de 800.000 morts entre avril et juillet 1994 et plongé ce petit pays dans les abysses.

Un processus d'extermination systématique, perpétré notamment par des miliciens hutu armés de machettes, gourdins, et souvent précédé de tortures et de viols.

Les visages des élèves de Reims sont sous le choc des témoignages de survivants et des images d'archives des massacres, visionnées lors de la projection avant la conférence du film "Rwanda, à la poursuite des génocidaires", consacré aux Gauthier. 

La France, qui entretenait des relations étroites avec le régime hutu rwandais de l'époque, a longtemps été accusée par Kigali de "complicité" dans le génocide. En 2021, une commission d'historiens mise en place par Emmanuel Macron a conclu à des "responsabilités lourdes et accablantes" de la France dans cette tragédie.

En raison des liens historiques entre Paris et le régime du président rwandais Juvénal Habyarimana, nombre de génocidaires ont trouvé refuge en France après 1994 et bénéficié pendant des années d'un accueil "complaisant", dénoncent les Gauthier. Ils sont devenus médecins, prêtres, employés municipaux... menant une vie anonyme. 

Le couple Gauthier est à l'origine - avec le Collectif des parties civiles pour le Rwanda, qu'ils ont cofondé en 2001 - de la quasi-totalité de la trentaine de plaintes déposées en France contre ces ressortissants rwandais. 

A ce jour, sept hommes ont été condamnés en France pour leur participation au génocide à des peines allant de 14 ans de réclusion criminelle à la perpétuité. 

La France est avec la Belgique le premier pays d'Europe à qui le Rwanda a adressé le plus de demandes d'extradition de génocidaires présumés (42). Contrairement à d'autres pays, la Cour de cassation française s'y est toutefois constamment opposée, pour des raisons juridiques.

Notre devoir

L'engagement des Gauthier, entamé dès 1996, les a conduits à sillonner trois à quatre fois l'an - durant leurs congés puis leur retraite - les collines du Rwanda, à la recherche de témoignages de survivants, d'ex-tueurs, de prisonniers. A passer des nuits d'insomnie aussi, hantés par les récits d'horreur et les traumatismes des rescapés. 

"Heureusement qu'on a fait ce travail pour la justice", relève M. Gauthier. "Si on ne s'était pas engagé, je pense qu'aucun génocidaire n'aurait été jugé et condamné aujourd'hui en France", le parquet n'ayant "commencé à ouvrir des informations judiciaires à son initiative qu'en 2019".

Pour Dafroza, cette "justice permet de faire le deuil". "Ce que l'on fait au cours d'un procès, c'est réhabiliter les victimes, dire leurs noms et ce qu'elles étaient". "C'est cette réparation morale que les victimes attendent", explique-t-elle.   

Alors que nombre des victimes, jetées dans des fosses communes, n'ont jamais pu être identifiées, "le seul tombeau" et "sépulture digne qu'on peut leur offrir, c'est la justice". 

"Il fallait que ces procès aient lieu pour enrayer l'impunité", plaide-t-elle.

A l'approche des cérémonies de commémoration dimanche à Kigali, où il sera présent, le couple confie que "la souffrance" est "omniprésente" quand ils repensent à tous ceux qu'"on leur a arrachés".

Un portrait photo de la mère de Dafroza est depuis des années dans le salon de leur maison à Reims.

Cette commémoration est "importante", relève Dafroza avec émotion, notamment pour les générations qui n'ont pas connu le génocide. "Mais nous, on commémore presque tous les jours dans nos coeurs ! Depuis 30 ans on vit avec...". 

"On aura apporté notre petite pierre pour la réconciliation au Rwanda", espère Alain. "On a fait notre devoir".

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