Entretien avec Eric Feldmann, président du tribunal de commerce de Lille

«Les entreprises sont portées à bout de bras»

La prévention. Un mot qu'Eric Feldmann, président du tribunal de commerce de Lille, ne cesse de ponctuer lors de ses discours, pour rappeler à quel point le chef d'entreprise ne doit pas s'enliser dans les difficultés. Si l'année 2020 a vu le nombre de ses dépôts de bilan diminuer, la prudence reste de mise car l'économie reste sous perfusion.

"Dès que la vaccination aura fait son effet, l'activité reprendra ses droits, avec un fort démarrage économique." Crédit photo Victor Mahieu
"Dès que la vaccination aura fait son effet, l'activité reprendra ses droits, avec un fort démarrage économique." Crédit photo Victor Mahieu

La Gazette : Nous terminons une année des plus particulières. Comment cela s'est-il traduit en termes de chiffres au tribunal de commerce de Lille ?

Eric Feldmann : Paradoxalement, avec l'année que nous venons de vivre, nous avons constaté une diminution de l'ordre de 44% des ouvertures de procédures collectives. C'est le cas à Lille Métropole, mais également dans les autres TC de France. Néanmoins, c'est une statistique que je qualifierais de trompe- l'œil : il est encore tôt pour connaître l'impact sur toutes les entreprises. Les chefs d'entreprise qui étaient confrontés à des difficultés antérieures à la Covid-19 n'ont bien évidemment pas vu leur situation s'améliorer... À cette mesure du 20 mars prise par le Gouvernement, sorte d' «armistice» sur la déclaration de cessation de paiement, les mesures telles que les PGE ou le report pendant six mois des charges fiscales et sociales ont été complétées en région par le Fonds de premier secours et Hauts-de-France prévention. Rappelons qu'en France, pas moins de 130 milliards d'euros de PGE ont été distribués auprès de 600 000 entreprises et que les activités fermées représentent 10% du PIB national.

Pour autant, que peut-on craindre une fois qu'il faudra rembourser ces PGE ?

Nous avons porté à bout de bras les entreprises sans distinction, pour les aider à passer le cap, parce qu'on pensait tous que le premier confinement serait le dernier ! Mais après un redémarrage au mois de mai et un rebond extrêmement fort – sauf, hélas, pour les secteurs d'activité encore touchés par les fermetures –, le deuxième confinement a été plus dur pour les chefs d'entreprise. L'échéance sera, un jour ou l'autre, au rendez-vous.

Vous évoquiez en préambule la baisse du nombre de dépôts de bilan en 2019.

Concrètement, nous avons enregistré 184 ouvertures de redressement judiciaire contre 333 en 2019 (-44%) et 444 ouvertures de liquidation judiciaire contre 697 en 2019 (-36%). Cela représente moins d'affaires, mais, par contre, en nombre de salariés concernés par ces procédures collectives, nous atteignons un nombre de 5 579 salariés au lieu de 2 499 (2019). Un chiffre très important puisque nous avons, hélas, dû enregistrer les dépôts de bilan des sociétés Camaïeu International, Phildar, Verywear et NCN à Boulogne-sur-Mer, qui, au total, représentent pas moins de 4 400 salariés. Ces statistiques méritent d'être analysées et bien explicitées : pour Camaïeu International, Phildar et Verywear, les procédures de cession ont permis tout de même de sauver 80% des emplois, même si on déplore 400 suppressions de postes chez Camaïeu.

Avec une économie actuellement sous perfusion, ne risque-t-on pas de faire face à une déferlante de défaillances en 2021 ?

En septembre dernier, on s'attendait à un tsunami de dépôts de bilan du fait du premier confinement. Cela n'a pas été le cas, mais il y a eu un deuxième arrêt des activités. S'aventurer en termes de chiffres est très risqué. Dès que la vaccination aura fait son effet, l'activité reprendra ses droits, avec un fort démarrage économique. Il n'y pas de raison que la relance économique ne soit pas celle que nous ayons connu au mois de mai. Mais à côté de cela, l'Etat, qui n'imposera plus l'arrêt de certaines activités, devrait logiquement se désengager. Il est difficile de prédire la durée et l'intensité de ce désengagement. Mais on peut imaginer que les dépôts de bilan s'étaleront entre le second semestre 2021 et le début d'année 2022. En 2019, année d'une bonne période d'activité, nous avons enregistré 46 500 dépôts de bilan sur le territoire national. En 2020, nous n'aurons pas atteint le chiffre de 30 000. Sur 2021 et 2022, le chiffre devrait osciller entre 55 000 et 60 000. Il ne faut pas oublier que les mesures gouvernementales ont permis de mettre tout le monde sous morphine.

Justement, n'est-ce pas dangereux ?

Les premiers RDV pour les remboursements des PGE vont arriver au mois d'avril. Je ne saurai que trop recommander aux dirigeants d'entreprise d'anticiper et d'utiliser le Code du commerce concernant la prévention ; 70% des procédures amiables sortent avec succès. En revanche, sur 100 demandes d'ouverture de procédure collective, 70 sont des demandes de liquidation judiciaire immédiate. Les 30 restantes iront pour moitié en plan de cession ou en plan de continuation sur huit à dix ans. Au plus le dirigeant attend avant de venir au tribunal, au plus le risque de défaillance est important. Nous ne sommes ni expert fiscal, ni expert juridique, ni expert-comptable. On est expert-juge et nous sommes là pour comprendre les problèmes momentanés des chefs d'entreprise et leur donner les meilleures clés de sortie de crise.

«Gardons-nous de toute euphorie»

C'est en comité restreint que la traditionnelle audience solennelle s'est déroulée le 9 janvier, au tribunal de commerce de Lille Métropole, à Tourcoing. Après les réquisitions de la procureure de la République Carole Etienne (nommée en mars 2020), Eric Feldmann, réélu en décembre dernier pour un nouveau mandat à la présidence, a dressé le bilan de cette «bien ténébreuse année», ponctuée de «stop and go incessants». Si les chiffres des défaillances d'entreprises ont subi une baisse de 44%, le président n'en a pas moins rappelé l'impact psychologique de cette crise sur le moral des entrepreneurs : «Comment accepter le fait que certains classements administratifs ont fait que tout d'un coup, vous n'êtes pas considéré comme 'essentiel' (...), comment ne pas sombrer dans la tristesse, le dépit, la déprime !» Durant la période de confinement, 33 fiches d'alerte ont été ouvertes dans le cadre du dispositif de l'Apesa, qui vient en aide aux entrepreneurs en souffrance aiguë. En 2020, le Tribunal de commerce a recensé 200 ouvertures de redressement judiciaire et sauvegarde (contre 344 en 2019, -41,86%) et 444 ouvertures de liquidation judiciaire et liquidation judiciaire simplifiée (contre 697 en 2019, -36,30%). Les ouvertures de procédure amiable ont atteint le chiffre de 58 mandats ad hoc et conciliations – au taux de réussite de 70% – et «ont concerné près de 19 000 salariés». Et Eric Feldmann de rappeler que le Fonds de premier secours a traité près de 208 dossiers de demande en région, entraînant le décaissement de plus de 7,2 millions d'euros, préservant ainsi 1 122 emplois. «Ces résultats sont provisoires (...). Gageons que les entreprises les plus fragiles, portées en quelque sorte à bout de bras par les aides multiples, connaîtront des lendemains très difficiles lorsque l'économie retrouvera ses équilibres naturels. Je pense qu'il ne faut pas se bercer d'illusions.» Le président en a profité également pour inciter les chefs d'entreprise à une nécessaire «transformation», qui doit les animer «en permanence». Les «juges commissaires du XXIe siècle» auront la lourde tâche de poursuivre leur travail de rendre efficaces les procédures amiables comme collectives, de diagnostiquer les véritables causes de la défaillance de l'entreprise dans son environnement socio-économique et d'inciter en conséquence le ou les dirigeants à changer de cap.

1610356687_Tribunal-de-Commerce-12-OK-web-credit-Victor-Mahieu.jpg
Crédit photo Victor Mahieu