Entretien avec Yann Orpin, président du Medef Lille Métropole, et Eric Feldmann, président du Tribunal de Commerce de Lille Métropole
L'anticipation, maître mot dans la gestion des difficultés des entreprises
Pour créer un écosystème favorable autour des entreprises en difficulté, le Tribunal de Commerce de Lille Métropole et le Medef Lille Métropole, rejoints par des acteurs de la sphère économique (60 000 Rebonds, Apesa, CPME...) ont décidé d'unir leurs forces pour délivrer un message clair aux entrepreneurs : ne pas attendre que les difficultés s'accumulent pour solliciter de l'aide.
Quelles est l'ampleur de la
dégradation du tissu économique en 2023 ?
Yann Orpin, président du Medef Lille Métropole : Il faut faire la
distinction entre l'économie globale d'un côté et les artisans de
l'autre. Quand on regarde l'économie générale, 2023 se porte mieux
que 2022 et le moral global remonte mais si on intègre les artisans,
le climat est bien plus dégradé. Sur les 680 000 PGE (Prêts
Garantis par l'Etat) octroyés en France, une grande partie l'est par
des artisans et pour 10% d'entre eux, il y a un vrai risque de
cessation d'activité, d'autant plus qu'ils souffrent du coût de
l'énergie.
Eric Feldmann, président du Tribunal de Commerce de Lille Métropole : Après trois
années de parenthèses dûes au Covid et au «quoi
qu'il en coûte»,
on constate un retour à la normale. Le nombre d'ouvertures de
procédures collectives revient à son niveau d'avant crise, même si
on constatera probablement un chiffre supérieur à une année dite
classique, à cause d'un effet de rattrapage des années Covid.
Actuellement, au Tribunal de Commerce de Lille Métropole, on recense
entre 100 et 120 ouvertures de procédures collectives par mois, soit
entre 1 200 et 1 500 par an ; ce sont les chiffres d'avant-Covid.
Quels secteurs sont particulièrement touchés ?
Eric Feldmann : Déjà, la restauration, parce que ces entrepreneurs sont confrontés à un problème de fond : celui du recrutement. Ensuite, le retail et le prêt-à-porter et les exemples ont été très nombreux en fin d'année 2022 pour en témoigner. Je pense également au bâtiment et au second œuvre, frappés par les hausses de matières premières et les difficultés d'approvisionnement. Mais il y a également toutes les entreprises – quelque soient leurs tailles – qui sont énergivores.
Yann Orpin : Dès qu'on passe le
cap des 10 salariés, l'économie se porte bien mais en-dessous, les
entreprises manquent de trésorerie. Le dirigeant a les mains dans le
cambouis et doit digérer une conjoncture difficile depuis trois ans.
Cela amène à un nombre de radiations relativement important :
clairement, ce sont des entrepreneurs qui démissionnent et mettent
la clé sous la porte parce qu'ils sont épuisés.
Finalement, nous ne semblons pas assister au mur des faillites tant redouté ?
Eric Feldmann : En effet, les
chiffres sont normaux et globalement l'économie française résiste.
Par rapport à 2022, il y a une augmentation de 36% des ouvertures de
procédures collectives mais, si l'on compare à 2019, nous
n'observons une hausse que de 8,5%.
Yann Orpin : Il faut selon moi,
analyser trois chiffres. Celui du nombre de dépôts de bilan –
autour de 60 000 pour 2023 mais je ne serai pas étonné que l'on
grimpe à 80 000, ce qui, si on compare à une moyenne depuis trois
ans, est en-dessous des chiffres d'avant Covid – mais aussi celui
des radiations d'entreprises comme je l'évoquais précédemment. On
estime qu'il a doublé entre 2019 et aujourd'hui. Et enfin, le
chiffre des créations d'entreprises créatrices d'emploi – je n'y
inclus donc pas le statut d'auto-entrepreneur – qui a baissé de
3%.
De votre point de vue, pourquoi est-il difficile pour un dirigeant de se rendre au tribunal de commerce ?
Eric Feldmann : ça l'est de moins en moins. Le tribunal ne fait plus peur : les entreprises recourent plus volontiers à la prévention. On a pratiquement doublé le nombre d'ouvertures de mandats ad hoc et de conciliations par rapport à l'année dernière. Entre janvier et mai 2023, cela concerne 13 170 salariés, contre 1 630 pour les ouvertures de procédures collectives, qui, dans 80% d'entre elles, terminent malheureusement en liquidations judiciaires.
En parallèle, on observe une très
forte hausse des ouvertures de procédures de prévention, qui ont un
taux de réussite de près de 80% ! Etre en difficulté fait partie
de la vie d'un chef d'entreprise, nous sommes là pour y remédier.
Tout comme il y a un Conseil d'Etat, un Conseil des Prud'hommes, un
Conseil Constitutionnel... il serait peut-être plus judicieux de
nous appeler Conseil de l'entreprise !
Yann Orpin : On pourrait parler
de cellule d'accompagnement. Ce qui est difficile pour un dirigeant,
c'est qu'il veut se ressaisir et ne pas être jugé sur le banc du
tribunal. Même si parfois, il est trop tard.
Quels conseils auriez-vous à donner à un dirigeant dont l'entreprise commence à rencontrer des difficultés ?
Eric Feldmann : Anticipez avant
qu'il ne soit trop tard et dotez-vous impérativement d'outils de
mesure. La notion de besoin en fonds de roulement est très peu
connue dans les petites structures. Si on enregistre une forte
croissance, tant mieux mais il faut y faire face et anticiper par des
recours à l'emprunt, à des fonds de participation, à des
obligations convertibles... Depuis des années, j'appelle toujours de
mes vœux, qu'en contrepartie d'un K-bis ou d'une fiche
d'immatriculation au registre du commerce, on doive justifier, par un
certificat, d'une formation minimale en comptabilité.
Yann Orpin : Allez voir la
cellule prévention du tribunal de commerce avant d'aller mal, elle
vous dira comment faire pour vous sortir. Le tribunal n'est pas là
pour juger mais pour aider et accompagner. Plus le dirigeant s'y rend
tôt, plus il a de la chance d'avoir une issue positive.
Que pensez-vous de l'accompagnement du chef d'entreprise par un avocat ?
Eric Feldmann : Je
ne saurai que trop recommander une publication trimestrielle des
comptes sur une prise de température pour parer à toute éventualité
quand il y a des difficultés.
Yann Orpin : Je prône la spécialité !Il ne faut pas attendre d'aller mal pour aller voir son avocat. Les spécialistes sont là pour écouter et comprendre. Un avocat, c'est beaucoup de conseils et d'anticipation. Il faut s'entourer et identifier les sujets importants – le droit du travail, le droit des sociétés, le droit des marques, etc... – et consulter en cas de besoin.