Entretien exclusif avec Patrick Seghin, CEO du groupe Damartex

Damart : les secrets d'une longévité

Depuis sa naissance à Roubaix en 1953, Damart, l'inventeur du célèbre thermolactyl, premier smart textile anti-froid, a su traverser les époques et les crises en alliant agilité et innovation. Secoué dernièrement par le contexte inflationniste, le groupe Damartex aux 3 000 collaborateurs et 650 millions d'euros de chiffre d'affaires maintient le cap grâce notamment à une stratégie multicanale bien rodée. À la tête du navire depuis 2008, Patrick Seghin ne manque pas d'ambition et se montre optimiste quant à l'avenir de la marque bien ancrée dans le quotidien des Français et ce, malgré une situation financière fragile.


Patrick Seghin est aux commandes du groupe Damartex depuis 2008. © Barbara Grossmann
Patrick Seghin est aux commandes du groupe Damartex depuis 2008. © Barbara Grossmann

Damart a fêté ses 70 ans en 2023. De nombreux géants du textile ont mis la clé sous la porte ces dernières années, quel est le secret pour perdurer ?

Depuis les gilets jaunes et la crise sanitaire, spectaculaire et brutale, on se prend tempête sur tempête. Ça secoue et il faut adapter la voilure, et pour ça, tout l'équipage se connaît et se serre les coudes. Mais on sait où on veut aller, on sait qu'on est présents depuis 70 ans et qu'on le sera encore dans 70 ans. C'est l'agilité qui nous permet d'avoir tenu, ce que d'autres n'ont pas réussi à faire. On ne parlera pas de certains grands acteurs de la VPC traditionnelle du Nord qui ne sont plus là pour raconter l'histoire, nous on est là parce que l'on a su s'adapter. 

Et il faut sans cesse innover, car ce qui est certain, c'est qu'on ne sait jamais de quoi seront faits les 12 prochains mois. Nous sommes des passionnés avant tout. L'esprit d'entreprendre et l'innovation sont au cœur de ce que les fondateurs, les trois frères Despature, ont créé en 1953. Prendre des risques et oser investir, c'est dans nos gênes.

Damart a fêté ses 70 ans en 2023. © Barbara Grossmann

Damartex est évidemment tiré par la locomotive Damart, marque connue de tous les Français et au-delà, mais pas que. Quelles sont les autres entités qui composent le groupe ?

Damartex c'est plus que Damart. Jusqu'à une quinzaine d'années, Damart représentait la très grosse majorité du chiffre d'affaires. Nous nous sommes diversifiés depuis. Aujourd'hui, le groupe est composé de trois pôles. Un pôle textile mode, qui représente un peu plus de 80% du CA (450M€ sur les 650M€ CA groupe) dans lequel on retrouve Damart et la marque belge Xandres. Nous avons racheté cette marque il y a huit ans et sommes passés de 23 M€ de CA à 36 M€ cette année. Le pôle home & lifestyle dans lequel on a trois marques : Coopers, Vitrine magique et 3pagen. Et enfin, le pôle santé avec trois marques : Msanté, Santéol, et Almadia. On avait la conviction, avec l'actionnaire, que le monde textile serait secoué et que seules les marques à valeur ajoutée auraient une place demain. Donc on a voulu se diversifier et cette stratégie porte ses fruits.

Entouré des ingénieurs textile, Patrick Seghin échange au sujet du thermolactyl molletton. Ce produit repose sur la méthode du gratté : on va venir tricoter les métrages, le tee-shirt passe alors dans une machine à roulots avec des dents afin de gratter la surface du tricot et donc permettre d'emprisonner de l'air et de bien isoler le corps du froid.© Barbara Grossmann

Y-a-t-il eu des opérations de croissance externe ?

Tout à fait ! Il y a cinq ans, nous nous sommes intéressés au marché de la silver economy et on a entrepris plusieurs opérations de croissance externe : huit acquisitions en quatre ans. Le pôle santé est 100% français. Ce sont des entreprises qui faisaient 2 à 3 M€ de CA qu'on a acquises et qu'on a intégrées. Notre force est que l'on connaît très bien le monde de la silver economy. Au quotidien, on parle à 40 000 seniors via nos 170 magasins en France et en Belgique et nos six centres d'appels.

Finalement la cible n'a jamais changée, vous vous adressez aux femmes de plus de 60 ans. Mais les seniors d'aujourd'hui ne sont plus les seniors d'hier...

La cible n'a pas rajeuni, elle s'est modernisée. La cliente de 65 ans il y a 20 ans, c'est la mamie dans sa cuisine en tablier si l'on prend le stéréotype. Aujourd'hui elle voyage, conduit, pratique du sport, part au ski, met des baskets, porte des jeans et se connecte sur les réseaux sociaux. Nous nous sommes vraiment adaptés à cette nouvelle senior d'où également la naissance de Damart sport. On s'est dit 'nous sommes là depuis 70 ans, et voulons être là encore 70 ans', alors comment assurer la pérennité ? La diversification est partie de ce constat là : le pôle santé s'intéresse au bien-vieillir essentiellement sur le traitement de l'apnée du sommeil avec les appareils de respiration ; le pôle home & lifestyle propose tout ce qui est nécessaire pour bien vieillir à la maison et donc le point commun de ces entités, c'est la cliente.

2023 a été mouvementée avec notamment la cession d'Afibel au groupe CFTI. L'année 2024 s'annonce-t-elle meilleure que la précédente ? 

Afibel perdait de l'argent – 5 M€ l'an passé – et nos calculs nous menaient à penser qu'il faudrait encore perdre de l'argent deux ans avant d'amener Afibel à l'équilibre. Nous avons donc opté pour la cession. On choisit nos batailles, on ne court pas après tous les lapins, on choisit celui que l'on veut avoir et on va le chercher. 2024, pour résumer, je dirai 'moins, mais mieux !' 

Nous sommes dans une situation encore tendue avec un recul de l'activité de 8%. Nous affichions 650 M€ de CA en 2023, on fera moins cette année car on a revendu Afibel. Mais courir après le chiffre d'affaires pour le chiffre d'affaires, ça n'a pas de sens. Préserver l'emploi et la pérennité du groupe, c'est la priorité. Nos magasins physiques se portent bien mais les quatre derniers mois sont compliqués car on a eu le pire printemps depuis des années. La météo impacte l'activité des magasins.

Le digital a pris une place grandissante. Quelle a été la stratégie de vente ces dernières années ?

Sans prétention, nous devons être l'un des modèles les plus multicanaux qui existent en France. Nous possédons 100 magasins, notre site internet réalise 60M€ de CA, ce qui est très significatif, nous faisons de la vente par correspondance, et le catalogue a toujours sa place. Nous vendons également via le click and collect, qui est d'ailleurs en forte croissance. Nous sommes présents sur des marketplaces comme Zalando, La Redoute, Amazon avec de très bons chiffres. Et nous vendons aussi en BtoB (cf encadré).

Vous vous positionnez comme un acteur haut de gamme avec des prix élevés sur un marché qui subit de plein fouet l'inflation. N'est-ce pas trop risqué ?

Il est vrai que le budget dédié à la mode diminue chaque année. La cliente Damart ne souffre pas tant financièrement, mais fait attention puisqu'elle aide de plus en plus ses enfants et petits-enfants. Nous ne pouvons pas être moins chers que cela, et c'est là que la valeur ajoutée du produit est clé.

Où sont assurées la production et la R&D actuellement ?

Nous comptons 3 000 collaborateurs, 1 700 en France, 200 en Tunisie et le reste des équipes entre l'Italie, l'Espagne, et le Portugal. Nous produisons majoritairement dans notre usine tunisienne d'où sortent 4 millions de sous-vêtements par an. Le reste de la production - environ 40% - est assurée en Asie (Vietnam, Thaïlande et Chine). Sur le site roubaisien, on retrouve le laboratoire R&D avec cinq ingénieurs textile ainsi que la création produit pour tous les pays de la marque Damart, à savoir des designers produit, des stylistes, des modélistes, des acheteurs...

Le siège historique à Roubaix est doté d'un laboratoire R&D, "le coeur du réacteur" où les produits innovants sont testés. © Barbara Grossmann

À l'heure où l'on parle beaucoup de réindustrialisation, le Made in France est-il envisageable ?

Rapatrier quelques étapes de production en France, à terme oui c'est possible mais c'est compliqué. Car tous les acteurs textile du Nord vous le diront, il n'y a plus le tissu industriel, il n'y a plus d'usines même si il y a des exceptions comme Lemahieu par exemple, mais sur de plus petits volumes. En tout cas, nous n'investirons pas en amont. Pour nous, notre cœur de métier reste le thermolactyl, qu'on a intégré verticalement avec une usine en Tunisie que l'on pilote depuis Roubaix.

Face aux acteurs de la fast-fashion en plein boom, quelles sont vos armes ?

Je mène une coalition avec Kiabi, Grain de malice, et d'autres pour essayer de mettre la pression sur les politiques au sujet de la réglementation pour des acteurs comme Shein ou Temu. J'ai rencontré plusieurs personnalités politiques, dont Xavier Bertrand. On pousse comme des malades, tout ce qu'on demande c'est simplement que les réglementations soient appliquées de la même manière à tous les acteurs. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

De gauche à droite, Clothilde Baeza et Lilia Desmet, toutes deux stylistes sur le site de Roubaix. © Barbara Grossmann

Le saviez-vous ?

Damartex s'adresse également aux professionnels, le BtoB représentant 5M€ de chiffre d'affaires : «Pour nous ce marché, c'est un peu comme la Formule 1 pour Renault», glisse Patrick Seghin. Damart équipe en effet l'armée française, la police ou encore les pompiers. «Nous fabriquons des cagoule anti-feu pour les pompiers, des combinaisons de vol pour la patrouille de France. Ce sont très souvent des cahiers des charges précis avec des produits qui demandent une vraie technicité». Par ailleurs, le groupe équipe les contrôleurs de train ainsi que tous les moniteurs de ski de l'ESF.

Bonus

Une personnalité inspirante ? 
Nelson Mandela.
Un lieu favori ?

Sur mon vélo, dans le calme du matin avec des amis. Ce n’est pas le lieu qui inspire, c’est l’état d’esprit et les personnes avec qui vous êtes.
Un conseil à un jeune dirigeant ?

Soyez curieux et entourez vous de personnalités différentes de vous-même. Lisez, visitez, écoutez, remettez vous constamment en question.

© Barbara Grossmann