Une mine de reflexions

«Et si demain était déjà là...» La formule peut sembler creuse, mais elle a résonné dans l'esprit des quelques centaines de dirigeants d'entreprise de l'Association progrès management (APM) qui ont fait, le 13 octobre dernier, le déplacement à Wallers pour écouter et réfléchir sur le futur, tout en parcourant les traces d'un passé minier.

« Devant plus d'une centaine de dirigeants, Jean-François Noubel, chercheur ».
« Devant plus d'une centaine de dirigeants, Jean-François Noubel, chercheur ».
CAPresse 2016Devant plus d’une centaine de dirigeants, Jean-François Noubel, chercheur.

 

Cela commence avec un animateur-imitateur dans un amphithéâtre qui informe les groupes de visiteurs allant faire le tour de l’ancien parc minier d’Arenberg. D’anciens mineurs en tenue arrivent ensuite pour emmener les patrons «à l’foss’». Puis, c’est au tour de Jean-François Noubel, chercheur dans le domaine de l’intelligence collective, d’entrer en scène : «le vivant social» comme il le dit, est la matière première de sa discipline. «Notre espèce se transforme comme jamais et interroge notre ‘je’ et notre ‘nous’», explique t-il. Après un historique sur l’intelligence collective (de l’essaim d’insectes ou de poissons au groupe de singes réunis pour faire face à un problème), Jean-François Noubel cherche à nous interroger sur notre rôle et notre évolution en tant qu’individu et dans un groupe. L’image d’une formation de jazz (quatre instruments autour d’une chanteuse) représente l’intelligence collective humaine. «Chaque musicien a sa vision du tout et joue sa partition dans cette perspective. C’est la même chose dans une start-up», indique le chercheur qui introduit ainsi la notion d’holoptisme (du grec holos, le tout) : une capacité à appréhender une globalité d’acteurs interagissant. Le chercheur nous ramène ainsi aux limites du groupe qui, la taille grossissant, va scinder les premières communautés de chasseurs-cueilleurs qui participent de l’explosion démographique. La taille du groupe engendre conséquemment la fin du nomadisme, les débuts de l’agriculture, la construction des villes et la création de l’écriture appelée à fixer et à transporter le «signal» de toute communication. L’intelligence collective commence alors à prendre diverses formes : pyramidale quand elle centralise, divise le travail, assure une chaîne de commandement… La mine n’est pas loin.

Holoptisme minier. Pendant que Jean-François Noubel poursuit sa démonstration, Aimable, 76 ans, ancien mineur à Wallers-Arenbeg, raconte son holos : «Quand ils ont fermé les mines, on n’était pas plus de 25 à vouloir la maintenir dans son état. Avec trois fois rien, on a réussi à tout garder pendant 26 ans.» Site industriel où le travail, herculéen, a engendré un système social couvrant des dizaines de milliers de mineurs et leurs familles, la mine est devenu le décor parfait pour une représentation qui domine aujourd’hui le monde moderne : le cinéma. Tourné à la fosse 2 d’Arenberg, le film Germinal a mis en images le monde souterrain où une nouvelle société est née. «Le mineur travaille à la tâche dès ses 18 ans. Après ses trois années de galibot, il cherche à gagner plus parce qu’il va trouver une femme et faire des enfants : il lui faudra nourrir plus de monde. Après une dizaine d’années comme ça, il va fatiguer et travailler moins», raconte Aimable. Plus loin, dans les décors en résine, il poursuit : «Les hommes communiquaient dans le noir, à la lampe et à la flamme qui nous servait pour détecter le grisou, plus léger que l’air. On montait la flamme. On a pris des canaris et on les surveillait. Dès qu’il tombait, on savait qu’il fallait partir et prévenir les autres. Ensuite, on a utilisé des souris pour le puteux (autre gaz particulièrement odoriférant), qui est très lourd. On jetait des bouts de pain pour les souris. Quand elles n’étaient plus là, on comprenait que ça devenait dangereux.» Les mineurs adoptaient naturellement des méthodes d’holopticiens.

Il faudra quitter l’argent“. Dans l’amphithéâtre du site minier reconverti en  musée, Jean-François Noubel refait la conférence pour les premiers visiteurs de la mine : «L’intelligence collective pyramidale coïncide avec la naissance des civilisations et, parallèlement, concentre le pouvoir et l’argent, avec une loi dite de Pareto selon laquelle plus on est en bas, plus on manque d’argent et de pouvoir…» Mais la concentration du pouvoir bute désormais sur «la bande passante» trop large pour tout système pyramidal. L’universitaire pointe également l’intérêt personnel, encouragé par la rareté du pouvoir et des richesses, et la masculinité de la conquête. «L’individuation est de plus en plus importante dans la société», note-t-il. Aujourd’hui, les temps sont mûrs pour l’intelligence collective holomydale. «Elle fonctionne encore avec les GAFA (Google, Amazon, Facebook) et l’argent, mais c’est une transition… Il faudra quitter l’argent», prophétise-t-il devant des dirigeants attentifs. Des solutions sont avancées pour utiliser d’autres outils qui font écosystème : illustré par la projection de photos d’un cerveau sous forme de constellation, l’argument porte sur la fabrication d’un mythe (celui de l’entreprise) et d’un décentrage dans la problématique : «Il ne faut pas se poser de questions sur la forme de la prochaine voiture mais se demander comment on se déplacera demain.» Lui a choisi de ne plus utiliser le verbe “être” : «En me hackant de la sorte, je gagne des points de liberté, de créativité. Je ne fige plus rien et ne suis pas dans l’opposition à l’autre.» Dans la salle, on sursaute. Jean-François Noubel a aussi choisi de rejoindre l’économie du don dont les illustrations sont Wikipedia et le couchsurfing : «Je ne prends plus rien sauf ce qu’on m’offre.» Il s’est également éloigné de la viande et de la cuisson, et respire systématiquement avant de parler. Une éthique qui rappelle le mineur-cav’leux (celui qui s’occupait de son cheval) ou celui qui s’occupait des canaris. «Jusqu’en 36, on remontait le cheval découpé après qu’il soit épuisé. Ensuite, on s’en est occupé au point de le réhabituer à la lumière une fois sa retraite prise.»

Morgan Railane