Quel bilan, après dix ans de pôles de compétitivité ?

i-Trans est l’un des pôles de compétitivité des Hauts-de-France, première région ferroviaire avec près de 30% des effectifs nationaux.
i-Trans est l’un des pôles de compétitivité des Hauts-de-France, première région ferroviaire avec près de 30% des effectifs nationaux.
D.R.

i-Trans est l’un des pôles de compétitivité des Hauts-de-France, première région ferroviaire avec près de 30% des effectifs nationaux.

Les quelque 70 pôles de compétitivité, nés il y a dix ans, servent‑ils à quelque chose ? Difficile à évaluer, jugent les économistes. D’autant que des ambitions internationales peuvent rentrer en conflit avec les objectifs de développement de l’économie locale. 

Plastipolis, Cosmetic Valley… Cela fait dix ans que quelque 70 pôles de compétitivité se sont implantés sur le territoire. Pour quel bilan ? Difficile à évaluer, a montré la table ronde “Les dix ans des pôles de compétitivité”, qui s’est tenue le 13 avril à Paris, dans le cadre de la manifestation “Le printemps de l’économie”. Elie Cohen, économiste, directeur de recherche au CNRS, qui a contribué à la réflexion qui a donné naissance aux pôles, rappelle leur origine. Pour le chercheur, ces derniers ont représenté une politique “novatrice” : lors de leur lancement en 2005, ils constituent une rupture avec un mode traditionnel d’intervention étatique via des politiques sectorielles et nationales, dont les effets induits en termes d’inégalité territoriale étaient corrigés par l’aménagement du territoire. “Pour la première fois, on pensait le système productif local”, misant sur sa capacité à engendrer des dynamiques nouvelles, analyse Elie Cohen. L’objectif consistait en effet, suivant le modèle de la Silicon Valley, à créer des écosystèmes favorables à l’innovation et à l’entreprise, spécialisés sur des thématiques et en mesure, pour les plus importants, de devenir des acteurs mondiaux. Au-delà des 150 millions d’euros annuels prévus pour assurer le financement des pôles, ces derniers devaient se poser en structures capables de répondre à des appels à projets européens et nationaux, par exemple via le fonds unique ministériel ou les investissements d’avenir. A l’époque, sur le terrain, quand les concepteurs du dispositif escomptaient la création d’une dizaine de pôles, “nous avons assisté à une avalanche de candidatures. Chaque sous-préfecture voulait avoir son pôle de compétitivité”, se souvient Elie Cohen. Une difficulté qui a été résolue en acceptant formellement de nombreux projets, mais en concentrant 80% des moyens sur 20% des pôles… Par ailleurs, à la même période, rappelle l’économiste, le gouvernement a mis en œuvre une série d’autres outils de politique publique qui n’allaient pas nécessairement dans la même direction, à l’image de la réforme de la taxe professionnelle. Au total, estime Elie Cohen, il est donc d’une “grande difficulté” de mesurer les effets spécifiquement attribuables aux pôles de compétitivité au milieu de ceux des politiques économiques de portée générale, des dispositifs locaux et régionaux, et même, de manière plus resserrée, des mesures prises en faveur du développement et de l’innovation, dont le CICE (crédit d’ impôt pour la compétitivité et l’emploi), qui pèsent pour environ 10 milliards d’euros. Un effet levier sur la recherche et développement. Pourtant, France stratégie, organe de réflexion rattaché au Premier ministre et chargé de l’évaluation des politiques publiques, s’efforce de mesurer les effets des pôles de compétitivité. Une étude a comparé l’activité et les performances de deux groupes d’entreprises (PME et ETI) entre 2005 et 2012. Les premières étaient choisies à l’intérieur des pôles, les secondes, à l’extérieur, et pour le reste, “en tous points identiques” aux premières, précise Vincent Aussilloux, chef du département économie finance chez France stratégie. Résultat, des évolutions sont perceptibles sur certains sujets. En termes de recherche et développement, “on constate un effet levier important”, poursuit Vincent Aussilloux : les PME qui participent à des pôles investissent  246 000 euros annuels en R&D de plus que celles qui n’y participent pas. Et le chiffre s’élève à 1,7 million d’euros pour les entreprises de taille intermédiaire. “C’est l’effet moyen sur les 71 pôles en France”, précise Vincent Aussilloux. Même type d’évolution sur les brevets : les entreprises dans les pôles déposent en moyenne deux brevets de plus que les autres. En revanche, “pour l’instant, on n’observe pas d’effets sur les variables de performance de l’entreprise”, qu’il s’agisse de création d’emplois, de rentabilité nette, de parts de marché ou d’export, poursuit Vincent Aussilloux. Pour l’analyste, cette absence de résultats constatés relève, notamment, d’une question de temporalité. En effet l’étude analyse les effets des dépenses de R&D réalisées à partir de 2007. Or, un laps de temps de cinq ans environ est nécessaire avant qu’elles ne commencent à produire des effets économiques perceptibles pour les entreprises avec, par exemple, le lancement sur le marché de produits vers 2012, date à laquelle s’arrête l’étude. 

Un même critère, signe d’échec ou de succès… Autre difficulté, le débat est vif entre les économistes, qui peinent à s’accorder sur les critères d’évaluation des pôles au niveau microéconomique. Exemple : si, sur un même territoire, les performances de deux entreprises, l’une dans le pôle, l’autre à l’extérieur, se révèlent identiques, “cela peut être le signe d’une grande réussite territoriale et non d’un échec. Ce n’est pas évident à interpréter”, pointe Nadine Massard, professeur d’économie à l’université Grenoble Alpes. En effet, ce résultat peut être considéré comme le fruit d’une dynamique qui se serait diffusée localement. Par ailleurs, souligne la chercheuse, d’autres effets éventuels – pervers – des pôles de compétitivité devraient être pris en compte, même s’ils sont également difficiles à évaluer. En particulier, pour les territoires il existe “un risque d’enfermement dans des spécialisations qui les fragilisent”, met en garde Nadine Massard, dans un contexte où les évolutions économiques et technologiques sont difficiles à prévoir. Les ambitions internationales des pôles peuvent alors se révéler dommageables pour le tissu local. A conforter le regard des chercheurs, Stéphane Distinguin, président du pôle de compétitivité Cap Digital, dédié au numérique en Ilede-France, et fondateur de Fabernovel, conseil en synergies entre PME et grands groupes, constate lui aussi une difficulté à mesurer les performances des pôles. Sur les critères d’évaluation choisis, par exemple, “on regarde les brevets : dans le numérique, ce n’est pas le premier enjeu”, constate Stéphane Distinguin, qui pointe des difficultés dans le dispositif des pôles. Au niveau de la gouvernance, “qui représente et qui s’engage dans ces pôles ? Je suis l’un des rares présidents à être issu d’une PME”, signale Stéphane Distinguin, dénonçant les “vieux messieurs en fin de carrière, voire à la retraite, qui participent à la gouvernance” des pôles au nom de certaines grandes entreprises. Autre difficulté, celle des politiques publiques, complexes et évolutives… “Sur dix ans, d’autres dispositifs ont été créés. Aujourd’hui, la recherche a un peu moins intérêt à travailler qu’avant avec les pôles”, estime Stéphane Distinguin. Toutefois, pour l’entrepreneur, actif depuis une dizaine d’années dans la création d’écosystèmes locaux favorables aux entreprises – avec Silicon Sentier, à Paris –, ces derniers sont indispensables. Reste à savoir sous quelle forme.

Anne DAUBREE