Pierre Giorgini : «Accepter de changer de regard, c’est changer sa relation à soi et aux autres»
Le président-recteur de l’Université catholique de Lille, Pierre Giorgini, était invité dans le cadre des débats du CJD (Centre des jeunes dirigeants) Lille Métropole que préside Etienne Demouy. Ces déjeuners-débats sont organisés en partenariat avec la Caisse d'Epargne Nord France Europe, KPMG, La Gazette Nord-Pas de Calais ainsi que La Flandre.
Ingénieur diplômé de l’Institut national des télécommunications (INT), Pierre Giorgini a démarré sa carrière dans l’enseignement à l’Institut national des cadres des télécommunications de Villeneuve-d’Ascq.
En 1990, Pierre Giorgini crée et dirige l’Enic (Ecole nouvelle des ingénieurs en communication) – qui deviendra Télécom Lille 1 − et dirige le Laser-Enic (Laboratoire d’architecture des systèmes pour l’enseignement réparti). Sur le plan national, il préside à l’Association des directeurs de nouvelles filières d’ingénieur.
De 1994 à 1999, Pierre Giorgini poursuit sa carrière dans le monde de l’entreprise au sein de France télécom comme directeur des ressources humaines (division des réseaux), puis comme directeur du développement des compétences du Groupe France télécom. Enfin, entre 1999 et 2003, il rejoint l’ANPE où il devient directeur général adjoint, DRH au niveau national. Il conduit, entre autres, la réforme du statut des personnels. De 2003 à 2006, il est directeur délégué d’Orange innovation en charge du management, des ressources humaines et de la gestion.
En 2007, il prend la direction générale du Groupe Isen (Lille-Brest-Toulon). En 2009, il rejoint l’équipe de présidence de l’Université catholique de Lille en tant que vice-président du pôle sciences et technologies. Le 1er juillet 2012, Pierre Giorgini succède à Thérèse Lebrun à la tête de l’Université catholique de Lille, pour un mandat de cinq ans.
Celui qui rêvait de devenir un ténor italien a fait sienne la devise du Cercle des poètes disparus : l’appartenance à une lignée peut être transgressée pour innover et créer un monde meilleur. Il s’en explique.
Je vais tenter d’illustrer le management aux risques des valeurs en m’appuyant sur mon parcours professionnel varié, presque incohérent. Mais si la cohérence n’existe pas en tant que telle, c’est le regard que l’on porte sur elle qui la fait exister. D’ingénieur, je suis devenu DRH dans des grandes entreprises publiques et privées, toujours dans un contexte de transformation : c’était la grande réforme du statut du personnel à l’ANPE, puis la réforme de la R&D chez Orange pour aller vers plus d’innovation. J’ai donc toujours participé à une dynamique du changement. Est-ce parce que j’étais toujours catégorisé dans la case «marginal sécant» des études de personnalité ?! Peut-être. Mais je n’en tire pas de fierté particulière en tout cas.
La conduite du changement m’a fait côtoyer des hommes et des femmes qui m’ont beaucoup appris. J’en ai retiré beaucoup, des prétextes à la lecture, et ce que j’appelle des «nectars verbaux». Il s’agit de phrases, de citations philosophiques qui font sens, qui restent ancrées, qui vous habitent pour toujours et vous servent dans votre vie quotidienne et dans vos expériences.
Voilà la première citation. Je suis un enfant d’Emmanuel Mounier, à qui j’emprunte cette phrase : «Je me réalise en tant que personne du jour où je me donne aux valeurs qui tirent au-dessus de moi-même.» Ces mots sont pour moi une formidable source d’énergie, de dynamisme et d’enthousiasme. Pour ne pas les interpréter comme des psychopapouilles dans le monde des Bisounours, en voilà une application directe dans le monde réel. Elle m’a été racontée par le philosophe Bernard Vergely. Il a été pris d’une émotion soudaine en voyant travailler les éboueurs, en fin de nuit, alors que tout le monde dormait encore. Il a pris conscience que leur travail utile faisait sens, et il leur a dit qu’ils étaient les anges de la nuit pour laisser les rues propres au petit matin. Ce qui est intéressant ici, c’est la question qu’il s’est posée sur l’utilité de ce travail et qui lui a fait changer son regard sur ces éboueurs. Souvent, le manager oublie de dire que le travail a une valeur pour permettre de se dépasser, même dans les choses les plus évidentes. Il faut apprendre à chasser le banal et l’évident, à mettre une tension entre les valeurs et les actions.
William Edwards Deming, mathématicien et philosophe américain, a montré que le manager a la capacité à induire des actions à partir des valeurs. A l’ANPE, les collaborateurs me disaient comprendre les valeurs, mais se demandaient comment les organiser en actions. C’est une question redoutable pour les entreprises… Pour y répondre, je propose un exercice de logique : mesurer le contenu informatif d’une phrase à la pertinence de son contraire. Lorsque l’on fait des séminaires sur les valeurs, on arrive toujours à peu près aux mêmes choses (humain, environnement, respect, dignité, autonomie, donc l’expression du contraire n’aurait aucun sens,…). Mais le plus difficile reste d’appliquer cette tension entre valeurs et actions. Penser les valeurs partagées de l’action en même temps que penser le dispositif qui va permettre l’interpellation et l’évaluation de l’action à la lumière de ces valeurs et réciproquement.
Ma deuxième citation est de Jean Vannier, fondateur de la communauté de l’Arche. J’ai eu le bonheur extraordinaire de partager six minutes de marche avec lui récemment. «Dans un monde de performances, d’individualisme et de violence, il suffirait tout simplement d’apprendre et de réapprendre à dire à l’autre différent : j’ai besoin de toi, j’ai besoin de vous. Et de lui révéler ainsi qu’il est plus beau qu’il ne le croit, et se le révèle à lui-même.» Quand on dit à l’autre qu’on a besoin de lui, ce n’est pas en le considérant comme un outil (un marteau ou une scie), mais c’est le penser comme acteur, autonome, capable d’avancer. J’ai souvent remarqué la tendance à faire de l’outil une fin en soi et à oublier l’acteur. C’est vrai pour la qualité, le contrôle de gestion par exemple. «Si vous pensez comme un marteau, vous tendez à voir tout problème comme un clou», disait Frank G. Goble.
Mon troisième nectar est d’Alain Foucault. Le voilà : dans la première partie de ma vie, j’ai cru que ce qui était important était ce que je disais. J’ai donc appris et travaillé les contenus. Dans l’entreprise, j’ai appris que le plus important était comment je disais les choses. J’ai donc fait, aux frais de l’entreprise, du théâtre pour travailler ma voix et mon expression corporelle. Et puis je me suis rendu compte que le plus important, finalement, était comment je permettais à l’autre de les entendre. C’est-à-dire comment créer les conditions du changement. Car nul n’a le pouvoir de changer l’autre.
Voilà mes trois nectars. Aujourd’hui, nous assistons à un changement de paradigme global. C’est pour moi le passage du triangle au carré. C’est-à-dire d’une situation où le système se centre sur son usager à une situation où l’usager veut devenir partenaire à part entière du système centré sur sa finalité. En marketing, c’est l’innovation par les usages. Le triangle, c’était le consommateur au cœur du système. Maintenant, le consommateur veut devenir de plus en plus consomm’acteur et se place au-dessus du carré, comme porteur d’une part d’universelle par ses actes d’achat. On peut l’illustrer avec l’exemple de Lego : des clients ont conçu une maquette design individualisée qui a été mise en réseau. Son succès a induit sa mise en fabrication. Le client devient un véritable partenaire, un acteur de l’acte de conception de son propre achat. On retrouve la même chose dans l’enseignement, à propos de la pédagogie. Car, avec Internet et les tablettes, l’enseignant d’aujourd’hui est surpris par ses élèves, nés avec les ordinateurs sous les doigts. Nous sommes à l’aube d’une fracture pédagogique qui sera redoutable. Dans la grande distribution, ce phénomène se traduit par le multicanal ou l’intercanalité. Dans l’enseignement, les apprenants vont devenir partenaires de l’apprentissage et les professeurs seront des médiateurs de la connaissance multicanale. Les médecins le vivent déjà dans le soin, avec le malade qui était placé au centre de la relation médicale et qui maintenant veut souvent devenir un partenaire de la guérison.
Tous ces exemples dans différents domaines démontrent l’idée que l’autre est un acteur à part entière dans un réseau d’actions.
Cette tendance est générale et pousse les organisations à devenir plus fluides, plus impliquantes, plus autonomisantes. Penser l’entreprise plus comme un réseau d’acteurs que comme un ensemble d’agents surdéterminés par les organigrammes et les processus. Je vais vous raconter la métaphore de l’île pour vous en donner un exemple concret. Il était une fois deux îles : la première est peuplée d’Organix, et la seconde de Bordelix. La première est très organisée, avec des différents niveaux militaires hiérarchiques pour assurer la protection de l’île contre l’envahissement des Barbares qui attaquent toujours au même endroit et se font repousser systématiquement, grâce à l’organisation de défense mise en place toujours de la même façon. Sur Bordelix, l’absence d’organisation et de hiérarchie fait le bonheur des Barbares qui attaquent n’importe où et gagnent toujours. Mais un jour, ces Barbares décident aussi d’attaquer Organix à un autre endroit que d’habitude, et en de multiples endroits. La complexité de ces assauts dépasse les Organix qui sont envahis, pour la première fois. Sur Bordelix, les habitants se voient attribuer des iPhones. Ils se mettent en réseau, créent des alliances, interagissent les uns avec les autres. Et lorsque les Barbares attaquent, même n’importe où, ils se font refouler pour la première fois. Donc, cette création de réseaux d’alliances permet de gagner des batailles ! Tout ça pour vous dire que l’on est en train de passer à une autre forme d’organisation : à celle du réseau, comme ces nuées d’étourneaux dans le ciel d’automne. Le modèle de l’horloge est fini.
En voilà un autre exemple : aux Etats-Unis, j’assistais à un séminaire au cours duquel nous avons observé des danseurs évoluer autour de chaises posées dans la salle. J’étais émerveillé par l’ajustement de leurs déplacements, leur intelligence collaborative, la beauté synchrone de leurs mouvements. On nous a posé la question : comment font-ils ? Nous avons tous répondu : ils ont dû répéter longtemps. Il n’en était rien : ce n’était que de l’improvisation… On nous a ensuite demandé de faire la même chose que les danseurs autour des chaises. Nous en avons été incapables ! Nous nous sommes posé trop de questions, en restant dans notre logique de contrôle. Or, il aurait fallu lâcher prise, retrouver cette capacité à avoir confiance dans le fait de s’ajuster pour créer un réseau fluide. Voilà la question clé : comment renter dans le lâcher-prise et faire confiance à l’autre ? Les réponses sont dans les trois citations. En tant que chef d’entreprise, je suis créateur de liens et de réseaux.
A l’issue de sa présentation, Pierre Giorgini a répondu aux questions du public. Florilège.
Comment optimiser la conciliation entre ce que je pense, ce que je dis, ce que je fais et ce que l’autre entend pour que l’on puisse agir ensemble, être efficaces et dans le même but ?
Où est-on en capacité de poser cette question dans l’entreprise et le quotidien du management ? Voilà l’exemple d’une grande entreprise publique dont l’un des dirigeants voulait que je vienne parler d’innovation à ses manageurs. Le directeur de la communication m’envoie un e-mail avec les cinq messages qu’on me demande de faire passer, en me donnant les grandes lignes de la sémantique et du vocabulaire maison, et celles de l’esprit de la société. Je n’avais plus qu’à m’aligner… C’était une incohérence de dire qu’on communique en fermant la porte ! De quoi devenir schizophrène. Pour être capable de dire et de faire, il faut apprendre à faire la différence entre le conflit et le désaccord, rendre les choses explicites. La dissonance est un merveilleux outil de progression : mettons en évidence ce qui nous sépare pour être capables de travailler en conséquence.
A préférer d’abord le consomm’acteur, ne prend-on pas le risque de zapper le collabo’acteur ?
Ce n’est plus une bonne question car nous sommes les deux en même temps. Cela induit des comportements de plus en plus en interaction entre le dedans des entreprises et le dehors. L’entreprise a un rôle social en étant porteur d’une part d’universel. Les plus jeunes ont plus conscience que les anciens d’être porteurs d’une part de cet universel.
Si les Organix sont (Ecole des) «Ponts» ou bien (Ecole des) «Mines», ça change tout !
Je ne suis ni «Mines» ni «Ponts»… J’en ai croisé des bons et des mauvais. Le problème vient de la consanguinité. Or, l’innovation vient des rencontres improbables ! Mais n’oublions jamais l’effort, l’intelligence et les capacités qu’il faut mettre en œuvre pour obtenir ces prestigieux diplômes. Cela a de la valeur, tout n’est pas égal par ailleurs.
Quels sont les trois conseils que vous donneriez pour mettre en application les valeurs de l’entreprise au quotidien ?
Le drame, c’est que les dirigeants sont souvent d’anciens bons élèves, c’est-à-dire des «sachants». Ils bossent beaucoup, ont connu un parcours d’efforts. Il leur est difficile d’entendre que le «sachant» n’est pas suffisant. C’est comme dans l’enseignement supérieur : la science parle de plus en plus, ce n’est pas suffisant car il n’y a pas de formation pédagogique. Quand j’étais à Montpellier, mes étudiants étaient dans l’amphi avec leurs ordinateurs en wifi. Ils prenaient des notes tout en allant chercher ou vérifier les informations que je leur donnais, en temps réel. Avec le logiciel Mind Map, ils étaient capables de me rendre un mémoire de fin d’études de 200 pages en deux jours ! L’organisation de la connaissance est en train d’exploser en ce moment.
Comment retrouver la confiance à l’autre ?
Quand on fait réellement confiance, c’est-à-dire qu’on est capable de lâcher prise, on est rarement trahi. Il faut se convaincre que l’on n’a pas le choix : comment faire autre chose que de tenter la confiance ? Qu’est-ce qu’un management basé sur la non-confiance ? Faire confiance est un extraordinaire démultiplicateur d’énergie.