Obsolète et polluante, la plus grande aciérie d'Italie joue son avenir
Depuis des décennies, les patients de la docteure Maria Grazia Serra "respirent, mangent et boivent" les toxines émanant de l'aciérie de Tarente, dans le sud de l'Italie, aujourd'hui propriété d'ArcelorMittal. Une situation qui pourrait changer à la faveur d'une conversion...
Depuis des décennies, les patients de la docteure Maria Grazia Serra "respirent, mangent et boivent" les toxines émanant de l'aciérie de Tarente, dans le sud de l'Italie, aujourd'hui propriété d'ArcelorMittal. Une situation qui pourrait changer à la faveur d'une conversion écologique du site dont l'avenir se joue ces jours-ci.
Le gouvernement d'extrême droite de Giorgia Meloni doit en effet décider cette semaine une éventuelle mise sous administration par l'Etat de l'usine sidérurgique en difficulté, pour maintenir la production et des milliers d'emplois dans la région des Pouilles, le talon de la Botte déjà touché par un fort chômage.
Mme Meloni considère ce site comme stratégique, mais les experts, les autorités médicales et les habitants des alentours l'exhortent à ne pas se contenter de mesures à court terme pour le maintenir à flot.
"Si nous voulons essayer de relancer la production dans le respect des règles européennes, nous n'avons pas d'autre choix que de fermer les sources de pollution, en reconvertissant drastiquement les technologies de l'usine", a estimé le maire de Tarente Rinaldo Melucci la semaine dernière devant le parlement.
Cette aciérie datant des années 60, parmi les plus importantes d'Europe, est au centre de batailles judiciaires et politiques depuis 2012 à cause de leurs émissions polluantes, qui selon des experts ont contribué à la mort de milliers de personnes.
ArcelorMittal, deuxième producteur mondial d'acier, en a pris le contrôle en 2018, s'engageant à faire monter sa production annuelle à huit millions de tonnes en 2025 tout en assainissant l'immense site dont la silhouette domine la côte de Tarente.
Entre autres mesures, il a fait recouvrir les énormes tas de charbon et de minerai de fer de structures blanches afin d'empêcher les poussières toxiques rouges et noires de voler en direction des habitations, des parcs et des écoles.
- QI en chute -
Mais les relations entre ArcelorMittal et Rome se sont envenimées en 2019 après que le gouvernement de l'époque eut annulé un bouclier juridique protégeant les dirigeants de toute poursuite liée au désastre environnemental.
Les structures blanches censées bloquer les poussières sont maintenant teintées de rouge par les poussières, symbole de l'échec d'ArcelorMittal, selon la Dr Serra, qui fait partie des 150 médecins ayant appelé le mois dernier le gouvernement à ne pas rater l'occasion de reconvertir l'usine.
"Nous sommes confrontés chaque jour à un nombre croissant de maladies toujours plus graves et handicapantes", dénonce-t-elle face à la hausse des cancers. Une étude de 2021 a constaté une chute alarmante du QI des enfants nés près de l'usine.
Les objectifs de production n'ont pas été atteints non plus. Frappée par la hausse des prix de l'énergie et un marché en berne, la production est tombée à trois millions de tonnes en 2023.
Le gouvernement et ArcelorMittal s'accusent mutuellement de ne pas avoir respecté leurs engagements.
L'Italie est le deuxième producteur d'acier en Europe, mais "les installations de Tarente, vieilles de 50 ans, ont atteint la fin naturelle de leur cycle de vie et nécessitent de gros investissements pour une modernisation urgente", selon le consultant spécialiste en énergie Alex Sorokin. "Investir dans des technologies dépassées recourant au charbon serait un énorme gaspillage d'argent".
Passer du charbon au gaz naturel et à l'électricité permettrait de réduire les émissions de gaz à effet de serre tout en réduisant les coûts, d'autant que le coût des énergies dites "sales" augmentera car l'Union européenne oblige les aciéries à payer le coût total des émissions de CO2 d'ici 2034.
A Tarente, le gaz naturel pourrait être ensuite substitué par de l'hydrogène, une énergie propre encore très chère mais déjà adoptée par certaines aciéries en Europe.
Volonté politique
Selon Chiara Di Mambro, responsable de la décarbonation au sein du groupe de réflexion italien sur le climat ECCO, il faudrait 2,5 milliards d'euros pour construire les unités de production alimentées au gaz et à l'électricité nécessaires pour produire huit millions de tonnes d'acier par an à Tarente.
Il faudrait six milliards supplémentaires pour passer à l'hydrogène.
L'UE a débloqué presque 800 millions d'euros pour des initiatives écologiques à Tarente dans le cadre du fonds dédié à la transition écologique.
L'organisation regroupant les industries du secteur, Federacciai, a demandé des subventions au gouvernement, arguant qu'en Allemagne et en France Thyssenkrupp et ArcelorMittal avaient obtenu respectivement deux milliards et 850 millions dans le cadre des aides d'Etat à la décarbonation.
Le ministre de l'Industrie Adolfo Urso a appelé à une "forte intervention", mais l'Italie, à court de liquidités, n'a pas encore sauté le pas.
Pour Julian Allwood, professeur d'ingénierie environnementale à l'université de Cambridge, il est improbable que Rome puisse trouver une société du secteur privé prête à financer seule la transition. Rien ne se passera sans "volonté politique", tranche-t-il.
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