Droit

Obligations de vigilance et d’injonction du donneur d’ordre : des manquements qui peuvent coûter cher

La lutte contre le travail illégal, encore appelé travail dissimilé ou clandestin, est l’une des priorités nationales depuis plusieurs décennies. Elle représente un enjeu majeur de la protection des droits des salariés et du maintien d’une concurrence loyale entre entreprises. L’un des moyens trouvés pour limiter autant que faire se peut ces pratiques frauduleuses a été de responsabiliser le donneur d’ordre passant commande en exigeant de lui de s’assurer que son cocontractant s’acquitte de ses obligations sociales.

La lutte contre le travail illégal, encore appelé travail dissimilé ou clandestin, est l’une des priorités nationales depuis plusieurs décennies.
La lutte contre le travail illégal, encore appelé travail dissimilé ou clandestin, est l’une des priorités nationales depuis plusieurs décennies.

La loi impose en effet, à tout donneur d’ordre concluant un contrat d’un montant d’au moins 5 000 € HT, non seulement de s’assurer par le biais de diverses vérifications documentaires, pendant toute la durée de la prestation que son co-contractant ne commet pas de délit de travail dissimulé (Article L. 8222-1 du Code du travail), mais aussi d’enjoindre ce dernier à faire cesser sans délai cette situation dans certains cas (Article L. 8222-5 du Code du travail). 

Les conséquences du non-respect de ces obligations ne sont pas anodines puisqu’il s’agira d’actionner la responsabilité conjointe et solidaire de chaque maillon de la chaîne de sous-traitance. En d’autres termes, le donneur d’ordre pourra notamment être contraint de régler les dettes fiscales et sociales de son cocontractant défaillant. Ces règles, bien que particulièrement sévères, ont été avalisées par le Conseil constitutionnel (Décision n° 2015-479 QPC du 31 juillet 2015). Si elles ne sont pas nouvelles, la pratique montre qu’elles sont de plus en plus souvent utilisées par les administrations fiscale, douanière et sociale pour recouvrer leurs créances. 

Devoir de vigilance, devoir d’injonction et lutte contre le travail dissimulé 

Champ d’application et étendue des obligations de vigilance et d’injonction 

Qui est concerné ? Toute personne qui conclut un contrat dont l'objet porte sur une obligation d'un montant minimum de 5 000 € HT (La jurisprudence veille à ce que les contractants ne scindent pas leurs relations en plusieurs contrats, afin d'échapper à l'obligation de vérification. La Cour de cassation juge ainsi qu’une prestation de services faisant l'objet de plusieurs factures, elle n'en constitue pas moins un seul contrat à exécution successive : Cass. 2e civ., 16 nov. 2004, n° 02-30.550 : JurisData n° 2004-025651. - Cass. 2e civ., 17 janv. 2008, n° 06-20.594) en vue de l'exécution d'un travail, de la fourniture d'une prestation de services ou de l'accomplissement d'un acte de commerce, quelle qu’en soit le milieu (bâtiment, transport, travaux agricoles, etc.). Ces règles s’appliquent que le sous-traitant soit une entreprise établie en France ou à l’étranger. Une obligation de vigilance, bien qu’allégée, pèse également sur le particulier. 

Comment respecter son obligation de vigilance ? Le donneur d’ordre est considéré comme ayant procédé aux vérifications imposées par les textes s’il se fait remettre par son cocontractant, lors de la conclusion du contrat et tous les six mois jusqu'à la fin de son exécution (Article R.8222-5 du Code du travail) : 

. Une attestation de fourniture des déclarations sociales et de paiement des cotisations et contributions de sécurité sociale émanant de l'organisme de protection sociale chargé du recouvrement des cotisations et des contributions datant de moins de six mois, dont il s'assure de l'authenticité auprès de l'organisme de recouvrement des cotisations de sécurité sociale ; 

. Un extrait K-bis, une carte d'identification justifiant de l'inscription au répertoire des métiers, un devis, un document publicitaire ou une correspondance professionnelle, à condition qu'y soient mentionnés le nom ou la dénomination sociale, l'adresse complète et le numéro d'immatriculation au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers ou à un tableau d'un ordre professionnel, ou la référence de l'agrément délivré par l'autorité compétente ; 

. Un récépissé du dépôt de déclaration auprès d'un centre de formalités des entreprises pour les personnes en cours d'inscription. Insistons sur le fait que le donneur d’ordre se doit de vérifier l’authenticité des justificatifs produits et que le fait de demander ces documents à la signature du contrat ne suffit pas à prémunir celui-ci contre le risque de solidarité s’il ne réitère ces mêmes demandes tous les six mois (CAA Nantes, 1re chambre, 9 septembre 2021, 19NT0428, SA Bouygues TP.) Pour le donneur d’ordre particulier, un seul des documents listés ci-dessus suffit. 

Comment respecter son obligation d’injonction ? Bien qu’ayant strictement respecté son obligation de vigilance, un donneur d’ordre ou un maître d’ouvrage peut encore se voir infliger la mise en œuvre de la solidarité financière s’il ne respecte pas son devoir d’injonction. Celui-ci s’applique à partir du moment où il est informé par écrit par un agent de contrôle mentionné à l'article L. 8271-7 du Code du travail ou par une association ou un syndicat professionnels ou une institution représentative du personnel, de l'intervention du cocontractant, d'un sous-traitant ou d'un subdélégataire en situation irrégulière au regard des formalités mentionnées aux articles L. 8221-3 et L. 8221-5 du même Code. 

Dans cette hypothèse, il doit aussitôt enjoindre par lettre recommandée avec accusé de réception à son cocontractant de faire cesser sans délai cette situation. 

Conditions nécessaires à la mise en œuvre de la solidarité financière 

La solidarité financière du donneur d’ordre ou du maître d’ouvrage peut être mise en œuvre assez vite car peu d’éléments sont nécessaires à cette fin. Il suffit, en effet, qu’un procès-verbal pour délit de travail dissimulé soit établi à l’encontre du sous-traitant (le procès-verbal pouvant en outre être établi postérieurement à la période au cours de laquelle les dettes sont dues par le sous-traitant -CAA Versailles, 3e chambre, 18 juin 2019, 17VE03857-), et que le donneur d’ordre n’ait pas rempli son obligation de vigilance ou son devoir d’injonction. Il convient de préciser par ailleurs qu’une condamnation pénale du sous-traitant n’est pas requise puisque seul l’établissement d’un procès-verbal de travail dissimulé à son égard suffit (Cass. 2e civ., 4 avril 2013, n° 12-15736).

Mise en œuvre et étendue de la solidarité financière du donneur d’ordre 

La solidarité est une garantie définie par les articles 1310 et suivants du Code civil, qui donne le droit au créancier de réclamer à n’importe lequel de ses débiteurs le paiement d’une dette. Autrement dit, chacun des créanciers (Trésor public, Urssaf, salarié notamment) peut s'adresser directement et en premier lieu au donneur d’ordre pour la mise en œuvre de la solidarité financière, ce dernier disposant d’une action récursoire contre son cocontractant, pour autant que ce dernier soit solvable. Les administrations fiscale et sociale ne sont pas tenues de constater l’insolvabilité du cocontractant pour engager la solidarité de paiement du donneur d’ordre (les administrations fiscale et sociale n’ont pas à justifier de diligences engagées contre le sous-traitant pour recouvrer leurs créances). Si une action contre le cocontractant reste ouverte, le risque d’insolvabilité de ce dernier rendra, dans bien des cas, une telle procédure inefficace et vouée à l’échec. Cette solidarité financière est proportionnelle à la valeur de la prestation dont bénéficie le signataire du contrat (Article L. 8222-3 du Code du travail). Cette solidarité peut s’avérer extrêmement lourde puisqu’elle s'applique non seulement au paiement des rémunérations, indemnités et charges des salariés du cocontractant (a), mais également aux impôts, taxes, cotisations obligatoires, pénalités et majorations afférentes dues à l’Administration fiscale (b), aux organismes de sécurité sociale (c), ainsi que, le cas échéant, au remboursement des aides publiques perçues (d). 

La solidarité de paiement des rémunérations, indemnités et charges dues par le sous-traitant contrevenant 

Le 3° de l’article L. 8222-2 du Code du travail fait référence aux : «rémunérations, indemnités et charges dues par lui à raison de l'emploi de salariés n'ayant pas fait l'objet de l'une des formalités prévues aux articles L. 1221-10, relatif à la déclaration préalable à l'embauche et L. 3243-2, relatif à la délivrance du bulletin de paie.» Le travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié est ainsi plus particulièrement visé ici. Concrètement, le donneur d’ordre pourra être visé par une action des salariés du cocontractant par-devant le Conseil des Prud’hommes en paiement des salaires et autres éléments de nature salariale, indemnités et charges non payées ou dues par le cocontractant en raison de la dissimulation opérée. 

L’indemnité forfaitaire de six mois de salaire, susceptible d’être réclamée par les salariés ayant subi le travail dissimulé en cas de rupture du contrat de travail, est aussi concernée. 

Pour les dettes sociales (rémunérations et cotisations sociales), le prorata est calculé par rapport au temps de travail et à la masse salariale affectés à la réalisation de la prestation irrégulière (Circ. Dilti intermin. du 31 décembre 2005 n° 5.4 : BOMT 2006-03 du 30 mars 2006). 

La solidarité de paiement des impôts, taxes, majorations et pénalités afférentes auprès de l’Administration fiscale 

Le défaut de vigilance du donneur d'ordre à l'égard de son sous-traitant permet aux administrations fiscale et douanière de mettre à la charge de ce donneur d'ordre les impositions dont ne s'est pas acquitté son sous-traitant (Article 1724 quater du Code Général des Impôts). 

Cette solidarité peut donc mener un donneur d’ordre à être tenu responsable du règlement des cotisations d’impôt sur les sociétés ou sur le revenu, de TVA, de cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, de retenue à la source, etc. que le sous-traitant n’aurait pas acquittées. Le donneur d’ordre peut également être tenu solidairement responsable des majorations (allant de 10 à 80 %, voire 100 %) et des amendes notifiées au sous-traitant. 

Dans les faits, l’Administration fiscale adresse un courrier au donneur d’ordre d’un sous-traitant défaillant dans le règlement de ses dettes par lequel il lui est demandé d’établir qu’il a procédé aux vérifications de l'article L. 8222-1 du Code du travail (Article L. 10 A du Livre des Procédures Fiscales renvoyant aux dispositions de l’article L. 8271-9 du Code du travail.). 

Si le donneur n’a pas procédé à ces vérifications ou s’il n’a pas conservé la preuve qu’il s’est fait remettre les éléments nécessaires, un avis de mise de recouvrement, émis à son nom (Article R. 256-2 du Livre des Procédures Fiscales ) et portant sur les impositions et majorations que son sous-traitant n’a pas réglées au Trésor public, lui est adressé. Les sommes lui sont réclamées au prorata de la valeur des travaux réalisés ou des services fournis à l'intéressé. 

À titre d’exemple, si la proportion du chiffre d'affaires HT réalisé par le sous-traitant avec le donneur d’ordre s’élève à 25 % sur la période concernée par les dettes fiscales, celui-ci se verra actionner pour 25 % des impositions, majorations et pénalités notifiées au sous-traitant. À titre d’exemple, si le montant global réclamé au sous-traitant par l’Administration fiscale est de 300 000 €, le donneur d’ordre pourra être tenu redevable, au titre de la solidarité, de 75 000 €. 


L’avis de mise de recouvrement doit indiquer, outre le montant des droits et majorations, les références de la proposition de rectification notifiée au sous-traitant. Il doit également comporter les éléments chiffrés permettant au donneur d’ordre de comprendre la façon dont le prorata mis à sa charge a été déterminé (CAA Bordeaux, 3ème chambre, 25 juillet 2019, 17BX02664). À partir de ces éléments, le donneur d’ordre est en droit de se faire remettre, à sa demande, tous les documents de procédure nécessaires à sa défense. 

À ce stade, le donneur d’ordre encourt toutes les mesures d’exécution s’il ne s’acquitte pas des sommes dans les délais. Il est toutefois recevable, tout à la fois, à démontrer qu’il s’est véritablement acquitté de son obligation de vigilance ou qu’il ne rentrait pas dans le champ d’application de celle-ci, à contester le bien-fondé des impositions et des majorations dues par le sous-traitant ainsi que leur exigibilité. Le donneur d’ordre peut ainsi déposer une réclamation, qui peut être suspensive de paiement, puis soumettre le cas échéant, le litige au juge de l’impôt. 

La solidarité de paiement des cotisations obligatoires, majorations et pénalités afférentes auprès des organismes de sécurité social 

L’URSSAF (à noter que tous les organismes de sécurité sociale sont en réalité visés : URSSAF, CGSS, MSA, caisses de retraite complémentaire, caisses de prévoyance, etc.) est également en mesure de venir chercher le donneur d’ordre ou le maître d’ouvrage au titre de la solidarité financière pour un redressement de cotisations sociales, à la suite du constat et de l’établissement d’un procès-verbal de travail dissimulé concernant le cocontractant. 

Les sommes faisant l’objet du redressement sont déterminées au prorata de la valeur des travaux réalisés, des services fournis ou du bien vendu. Dans le cadre de la procédure de redressement, l’URSSAF doit adresser au donneur d’ordre une lettre d'observation qui mentionne le montant des cotisations dues année par année, et ce, afin d'assurer le caractère contradictoire et la garantie des droits de la défense du donneur d'ordre. De la présence de ces mentions découle la régularité du redressement (Cass. 2e civ., 13 février 2020, n° 19-11.645). Une procédure contradictoire est prévue puisque le donneur d’ordre est informé qu’il dispose d’un délai de trente jours pour présenter ses observations et se faire assister s’il le souhaite. 

Le donneur d’ordre peut contester le redressement opéré et, à cet effet, il a le droit de se voir transmettre par l’URSSAF le procès-verbal de délit de travail dissimulé établi à l’encontre du cocontractant (Cass. Civ. 2e 8 avril 2021 n°19-23728). En matière de travail dissimulé, le redressement est généralement forfaitaire. En effet, à défaut de preuve contraire en termes de durées effectives d'emploi et de rémunérations réellement versées, les rémunérations sont évaluées forfaitairement à 25 % du plafond annuel de la sécurité sociale et sont réputées avoir été versées au cours du mois où le délit de travail dissimulé est constaté. 

Le montant du redressement des cotisations sociales est majoré de 25 %, compte tenu de la situation de travail dissimulé, voire de 40 % en cas de circonstances aggravantes (mineur concerné, personnes vulnérables ou en état de dépendance, etc.). Cette majoration est encore relevée d’un cran en cas de récidive. Elle peut en revanche être modulée à la baisse en cas de règlement dans les trente jours. 

En plus du redressement de cotisations sociales, l’URSSAF peut procéder, à titre de sanction, à l’annulation des réductions ou exonérations de cotisations dont le donneur d’ordre a pu bénéficier au titre des rémunérations versées à ses salariés (Art. L133-4-5 du Code de la sécurité sociale).

L’annulation s’applique pour chacun des mois au cours desquels le donneur d’ordre n’a pas respecté ses obligations, le montant global ne pouvant excéder 15 000 € pour une personne physique et 75 000 € pour une personne morale. À noter que la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 modifie désormais ce plafond pour les cas de récidive.

La solidarité de paiement relative au remboursement des aides publiques 

Le donneur d’ordre pourra enfin se voir demander le remboursement, le cas échéant, des sommes correspondantes au montant des aides publiques dont il a bénéficié (au titre des contrats d’apprentissage, contrats uniques d’insertion, contrats de professionnalisation, allocation d’activité partielle, etc. Art. D8272-1 du Code du travail) au cours des douze derniers mois précédant l’établissement du procès-verbal de constatation de l’infraction. 

Cette décision discrétionnaire est prise par l’autorité administrative au regard de plusieurs critères (i.e., gravité des faits constatés, nature des aides perçues, avantages procurés à l’employeur Art. L8272-1 du Code du travail situation sociale, économique et financière de l’entreprise (Art. D8272-6 du Code du travail), et à l’issue d’une procédure contradictoire au cours de laquelle le donneur d’ordre pourra présenter ses observations écrites.

Erika MARTIN et Sophie DUMINIL, Avocats, cabinet Filor