Entretien avec Marie-Hélène Deheul-Milhem, présidente de la Chambre interdépartementale des notaires du Nord Pas-de-Calais et Corinne Renart, présidente de l'Ordre des experts-comptables Hauts-de-France
« Nos professions sont indispensables les unes aux autres »
Deux femmes investies à la tête des deux instances représentatives des professions régionales du chiffre et du droit : élue en mai dernier, Marie-Hélène Deheul-Milhem est la nouvelle présidente de la Chambre interdépartementale des notaires du Nord Pas-de-Calais et depuis décembre 2022, Corinne Renart officie à la présidence de l'Ordre des experts-comptables Hauts-de-France. Deux visions complémentaires pour des professions interdépendantes qui travaillent ensemble dans l'intérêt du chef d'entreprise.
Amandine Pinot. À l'heure de la révolution numérique et de l'IA, quel est l'impact de la digitalisation sur vos professions respectives ?
Marie-Hélène Deheul-Milhem. La
création du premier fichier digitalisé – celui des dispositions
de dernières volontés – date de 1975, donc la transformation
numérique n'est pas récente pour la profession ! Les premières
bases immobilières ont été lancées en 1989. Aujourd'hui, l'axe de
travail est mis sur la base des avant-contrats alimentés dès la
signature du compromis. Cette alimentation permet une projection de
la tendance du marché immobilier.
Notre intranet professionnel date de 1999 et en 2007 est arrivée la
révolution du Téléactes, une procédure permettant la réquisition
des états hypothécaires et la publication des actes assujettis à
publicité foncière. Et une année plus tard, c'était le premier
acte authentique complètement dématérialisé. Aujourd'hui, plus de
90% des actes sont sous format électronique.
Avec le Covid, nous avons eu l'accélération de l'acte électronique
à distance, et il est désormais possible de signer chacun chez son
conseil. Pour autant, nous n'oublions pas de garder le conseil
physique. Nous restons très attachés à la signature
en face à face avec nos clients plutôt qu'à distance. Il ne faut
pas tomber dans les excès de l'intelligence artificielle.
C.R.
Les cabinets d'expertise-comptable sont en grande majeure partie
digitalisés : les dossiers de révision sont numériques et on
travaille beaucoup en collaboratif avec les clients, ce qui permet de
sécuriser les données et d'alimenter notre comptabilité.
Justement, vos deux professions manipulent des données très sensibles et confidentielles. Comment vous prémunir des cyberattaques ?
C.R. Cette année, il y a eu une importante campagne de sensibilisation à la cybersécurité à la suite de la cyberattaque, en décembre 2023, de l'un de nos hébergeurs, Coaxis. Bon nombre d'entre nous ont été privés de leurs données, parfois pendant un mois. Suite à cela, nous avons donc sensibilisé encore davantage les experts-comptables sur les bonnes pratiques en matière de gestion des données, notamment à l'occasion de la Journée du Numérique. Et à mon sens, nous avons un devoir de sensibiliser nos clients.
M-H
D.M.
C'est la même chose du côté des notaires, avec un plan de
communication et de formation des collaborateurs et des notaires.
Nous manipulons beaucoup de fonds clients, il faut savoir faire face
aux attaques. Sur les bonnes pratiques, c'est simple : il n'y a plus
d'échanges de RIB par mail et on a des espaces sécurisés avec une
double authentification (mail et SMS). Avec de la pédagogie, on y
arrive, et nos assureurs nous le rappellent régulièrement !
Corinne Renart, quand on parle de numérisation, on ne peut évidemment pas passer à côté de la facturation électronique...
C.R. Afin de garantir le passage à la facturation électronique des entreprises dans les meilleures conditions possibles, la loi de finances pour 2024 a fixé un nouveau calendrier d'application de cette réforme. L'obligation d'émettre des factures électroniques se fera : le 1er septembre 2026 pour les grandes entreprises et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et le 1er septembre 2027 pour les PME et les micro-entreprises.
L'obligation
de recevoir des factures électroniques s'appliquera pour
l'ensemble des entreprises dès le 1er septembre 2026.
La
facture électronique
est
une opportunité pour nos professions : pouvoir gérer les data de
manière instantanée – ce qui n'était pas à 100% le cas
actuellement – pour renforcer notre rôle de conseil en réalisant
une analyse rapide et efficace des ratios de l'entreprise au travers
de tableaux de bord et donc, mieux en appréhender les difficultés,
prendre des décisions rapides et adaptées. Nous aurons aussi la
faculté, grâce à ces datas couplées avec de l'IA, de faire de
l'analyse prédictive. Nos institutions ont à cœur
d'accompagner les cabinets d'expertise comptable dans cette
révolution numérique.
La
profession comptable doit aujourd’hui s’adapter à l’émergence
de solutions automatisant de nombreuses tâches comptables, sociales,
fiscales et juridiques (comme les logiciels de comptabilité et la
facturation électronique). Parallèlement, les experts-comptables
voient leurs missions s’élargir avec de nouvelles responsabilités,
notamment en Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) et en
transformation écologique.
Pour cela, le Conseil National de l'Ordre a lancé Profession
Comptable 2030, un vaste programme de formation à destination de
tous les cabinets d'expertise comptable. Ils pourront, via un portail
spécifique, après avoir complété des questionnaires, destinés
non seulement aux experts-comptables mais aussi aux collaborateurs
des cabinets, définir leur stratégie et choisir le programme de
formation qui en découle.
Parlons maintenant d'attractivité de la profession. Les professions des chiffres et du droit continuent-elles d'attirer les jeunes générations ?
CR. Nous avons réalisé des
sondages l'année dernière et oui, notre profession recrute
énormément ! Les recrutements ont augmenté de 6% par an ces dix
dernières années à l'échelle nationale, soit 50 000 salariés
supplémentaires en 25 ans, pour 170 000 emplois aujourd'hui.
Nous menons de nombreuses actions pour solutionner les difficultés en matière d'attractivité, notamment dans les cursus de formation. Un groupe de travail au Conseil National de l'Ordre, travaille actuellement sur la refonte des diplômes du DCG et du DSCG. Plus particulièrement concernant le DCG, l’instance œuvre à une refonte des unités d'enseignement par bloc de compétence de manière à assurer son adéquation avec les besoins de la profession par l’intégration des nouvelles technologies (IA, Data…) dans son enseignement. Et pour le DCSG, une refonte est également en cours afin que ce diplôme puisse davantage correspondre aux besoins des cabinets d'expertise comptable, notamment par l'intégration de formations en durabilité, indispensables aujourd'hui dans nos cabinets.
M-H D.M. Une refonte a été aussi amorcée chez nous dès 2018 avec la fusion des CFPN (Centre de Formation Professionnelle Notariale) et des IMN (Institut des Métiers du Notariat). En 2023, tout a été regroupé autour d'un DESN – Diplôme d'Etudes Supérieures Notariales –. Il n'y a plus cette dualité de voies mais une volonté d'avoir des modules un peu différents, comme par exemple un module sur les questions de déontologie, les langues étrangères, la possibilité de faire une césure... La première promotion arrivera donc en septembre 2024.
L'attractivité pourra se faire au
travers de ces nouvelles formations. Mais il est vrai que la culture
d'entreprise n'a pas toujours été forcément ancrée dans nos
professions. Il faut que l'on puisse aménager, par l'emploi du
temps, par des activités, par une volonté de management, des temps
pour les jeunes générations qui ont ce besoin. Là-dessus, il y a
encore du travail !
Marie-Hélène Deheul-Milhem, vous êtes la toute première femme présidente à la Chambre. Y'aurait-il des améliorations à faire pour féminiser la profession ?
M-H
D.M.
Depuis 10 ans, nous sommes passés de 34% de femmes à 57%, et dans
la Compagnie, ce chiffre s'élève à 60% mais en effet, il y a eu
très peu de femmes à la présidence !
Depuis le groupement entre le Nord et le Pas-de-Calais il y a 8 ans,
je suis la première femme présidente. Il y a eu deux femmes
présidentes dans le Pas-de-Calais et deux dans le Nord. J'ai
d'ailleurs eu beaucoup de retours de consoeurs, satisfaites d'avoir
enfin cette représentativité. A l'inverse, nous sommes attentifs à
la parité dans les membres de chambres.
C.R.
Au niveau national et régional, on recense 30% de femmes
experts-comptables, 24,93% en Hauts-de-France. Ça n'est pas
suffisant. De plus en plus de femmes passent le diplôme
d'expert-comptable mais de là à passer le cap de l'installation en
libéral, c'est plus compliqué. Au sein des élus, la féminisation
est le reflet du pourcentage de femmes : une femme sur trois. Et je
suis la première femme présidente depuis 1945 ! Nous avons donc
encore du chemin à parcourir pour que l’exercice en libéral ne
soit pas un frein à l’équilibre vie privée/vie professionnelle
tant recherché.
Si on parle maintenant d'interprofessionnalité, comment travaillez-vous ensemble ?
M-H
D.M.
Nous avons des bonnes pratiques. J'interviens beaucoup en droit des
affaires et dans l'intérêt des clients, on travaille avec
l'expert-comptable et l'avocat... Il y a plus d'intérêt pour le
client d'intervenir ensemble en amont. Nous sommes indispensables les
uns les autres.
C.R.
Il me semble important de sensibiliser les notaires et les
experts-comptables à travailler ensemble et notamment, sur la
transmission d'entreprise. Il y a des enjeux fiscaux très
importants. Sans être concurrentiels certaines experts-comptables
ont déjà une spécialité de gestionnaire de patrimoine, qui leur
permet de détecter d’éventuels besoins en restructuration
patrimoniale et anticipation successorale pour ensuite les inciter à
consulter leur notaire de famille.
M-H
D.M.
Chacun a sa vraie valeur ajoutée et le client chef d'entreprise a
pris le réflexe de contacter les parties. Il ne faut pas sectoriser.
C'est une vraie valeur ajoutée.