Lobbying, mode d’emploi

Auteur, professeur, lobbyiste, Daniel Guéguen exerce le lobbying à Bruxelles depuis 44 ans.
Auteur, professeur, lobbyiste, Daniel Guéguen exerce le lobbying à Bruxelles depuis 44 ans.

Auteur, professeur, lobbyiste, Daniel Guéguen livre les arcanes des institutions européennes et du lobbying qu’il exerce à Bruxelles depuis 44 ans sans interruption. Invité du Club de la Presse Reims-Champagne, il dévoile les coulisses d’un métier méconnu et pourtant incontournable dans les instances européennes.

 

Daniel Guéguen, vous êtes lobbyiste à Bruxelles depuis plus de quarante ans. Votre métier est-il vraiment incontournable dans la Capitale européenne ?

Il faut avant tout savoir que Bruxelles travaille à l’anglo-saxonne et que le lobbying y fait partie intégrante du processus de décision, comme à Washington. Bruxelles est la capitale du lobbying. Quelle est la différence entre un lobbyiste français en France et un lobbyiste français à Bruxelles ? En caricaturant un peu, le lobbyiste en France doit quasi nécessairement avoir des accointances politiques et d’une façon ou d’une autre être sympathisant d’un parti, alors qu’un lobbyiste à Bruxelles n’a aucune appartenance à aucun mouvement politique. Le lobbying à Bruxelles est un métier essentiellement technique.

 

Vous êtes pro-européen mais vous êtes aussi particulièrement critique envers les institutions européennes…

Quand je parle à mes étudiants, la première phrase de mon premier cours c’est de dire il n’y a rien de bon dans le traité de Lisbonne. Il était supposé être un Traité simplifié comme le disait le Président Sarkozy. Il apporte en réalité une complexité additionnelle en toutes choses, rend compliqué ce qui était simple et fait en sorte qu’on ne sait pas qui détient le pouvoir. Il crée une opacité qui n’existait pas, dans un système qui était jusque là globalement transparent. En faisant intervenir un 4e acteur – le Conseil européen des chefs d’États et de gouvernements – le Traité de Lisbonne a créé une perturbation des rapports de force. La Commission européenne se transforme en simple secrétariat du Conseil européen. Autrement dit, elle abandonne son pouvoir. Nous le voyons bien en pleine actualité : alors que nous avons connu un été 2018 important en terme géopolitique et en terme européen d’immigration, de situation de différents États membres, la seule annonce de M. Junker concerne l’heure d’été ! De qui se moque-t-on ?

 

En modifiant les équilibres au sein de l’Europe, le Traité de Lisbonne a-t-il rendu plus difficile le lobbying pour les organisations agricoles ou industrielles ?

L’agriculture est partout dans l’actualité. L’agriculture est au cœur du Brexit, elle est au cœur des discussions avec Trump, elle est au cœur des discussions sur le glyphosate, sur la ruralité ou sur la transition écologique… Pourtant le Parlement européen reste Terra incognita pour le monde agricole. Il est peu favorable à la production agricole, peu favorable à l’agro-industrie et il est mal maîtrisé par les syndicats agricoles. Ces derniers sont en effet restés très proches des États membres mais peu proches du Parlement européen.

 

Qu’est-ce qui ne fonctionne pas entre l’Europe et l’agriculture notamment ?

Une des faiblesses majeures du monde agricole, mais cela vaut aussi pour de nombreux autres secteurs d’activité, c’est qu’il ne maîtrise pas les nouveaux processus de décision. Or, si vous faites du lobbying mais que vous ne savez pas qui prend les décisions ni comment elles se prennent, si vous ne savez pas qui est votre interlocuteur, alors vous devenez incompétent. Aujourd’hui, la loi s’appauvrit et on observe une multiplication de décrets d’application. C’est un changement radical du système où le Parlement et la Commission sont ramenés à une portion congrue du processus de décision. On est dans un système particulièrement opaque, bureaucratique et antidémocratique. Or, ces actes d’exécution constituent l’essentiel de la Politique Agricole Commune, par exemple. Ce système institutionnel n’est pas bien connu et le monde agricole travaille toujours sur le système institutionnel ancien. Quand je dis que l’agriculture française a une guerre de retard en matière de lobbying, on peut penser que je suis fâché avec le monde agricole ou certains leaders agricoles. Ça n’est pas vrai. J’ai beaucoup de respect pour le monde agricole et pour la FNSEA en particulier. Ce que j’émets c’est une critique des méthodes utilisées : je considère que ce sont des méthodes du passé et qu’elles sont particulièrement inadaptées au nouveau paradigme.

 

Qui détient les clés de la décision à Bruxelles ?

Aujourd’hui on a une législation a minima et une importance absolument majeure qui est donnée à tous les décrets d’application qui sont devenus essentiels, pour la plupart d’une grande complexité juridique et décidés dans une grande opacité. Le système est devenu plus juridique, plus complexe et plus opaque. Première conclusion : on est passé d’une Europe politique à une Europe bureaucratique. Donc, si en tant que lobbyiste, si j’ai le choix de déjeuner en privé avec un Commissaire européen ou de manger un sandwich au café du coin avec le bureaucrate en charge de mon dossier je choisis la deuxième solution : à Bruxelles, le pouvoir appartient au bureaucrate et non pas au Commissaire. La deuxième conclusion c’est que le lobbying est un job. C’est un métier en soi, et on ne s’improvise pas lobbyiste.

 

On dit qu’il y a 20 000 lobbyistes à Bruxelles ?

C’est totalement ridicule. Il y a à Bruxelles 20 000 personnes qui travaillent autour du lobbying – assistants, documentalistes, stagiaires, juniors… – ce qui est différent. Il y a en réalité entre 250 et 300 personnes qui sont des professionnels du lobbying et qui sont capables de gérer un dossier complet. C’est une méthode composée de recherches d’informations, notamment confidentielles : plus le système est opaque, plus vous devez avoir la capacité d’obtenir des informations non publiques.

 

Que ce soit pour convaincre ou s’opposer, dans les deux cas, la communication moderne est fondamentalement importante dans les pratiques des lobbyistes. Quels sont les acteurs les plus forts dans ce domaine ?

Les Organisations Non Gouvernementales sont extrêmement bien organisées. Ce sont elles qui sont les lobbies dominants à Bruxelles. Pourquoi ? Parce que c’est plus facile de proposer plus de règlementation, plus de protection, plus de consommateur, plus d’environnement… que d’être une industrie qui est sans cesse confrontée à de nouvelles règlementations. Depuis dix ans, avec l’importance croissante des ONG, il faut aussi prendre en compte la domination des réseaux sociaux. Les ONG sont passées maîtresses dans la gestion de ces réseaux. On peut les critiquer et disserter des heures sur les fake news, etc. mais c’est une réalité : il faut les utiliser et les maîtriser pour exister.

 

Où se situe le monde agricole dans tout ça ?

Les lobbies industriels et agricoles ne sont pas dominants à Bruxelles : ils sont toujours sur la défensive. C’est aussi dû à une question d’organisation. Ce qu’on peut reprocher aux grands leaders agricoles et à l’agriculture en général c’est qu’ils sont dispersés et que leur organisation est fragmentée. Ils courent après le vent alors que le mot-clé du lobbying c’est la concentration sur les priorités. D’ailleurs, ont peut comparer le lobbying à la mode : quand vous êtes démodés vous êtes inefficaces.

 

Finalement, qu’est-ce qu’un lobbying efficace ?

C’est d’abord une sélection des priorités. Et idéalement d’une seule priorité. Il faut aussi désigner un chef de projet et mettre en place une stratégie proactive. Le lobbying c’est l’action, cela n’a rien à voir avec la diplomatie. Il faut également se donner les moyens et avoir de la crédibilité : des arguments crédibles, une communication 2.0, une capacité à convaincre, ne pas avoir peur de parler aux médias… Je considère que tous les dossiers – ou presque – de lobbying sont gagnables. Il y a des marges d’influences très importantes à Bruxelles, mais si vous n’avez pas les bons outils, ça ne peut pas fonctionner.

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