Les viols de Françaises par des G.I. américains en 1944, un tabou brisé

Pendant 80 ans, Aimée Dupré a préféré garder le silence sur le viol de sa mère en 1944. Mais à l'approche des célébrations du Débarquement des troupes alliées en France, elle ne veut plus se taire: le viol a été...

Jeanne Tournellec regarde la photo de mariage de sa sœur Catherine Tournellec, violée par un soldat américain, et de son beau-frère Jean Salaun, chez elle à Locmaria-Plouzane, le 14 mars 2024 dans  le Finistère © Fred TANNEAU
Jeanne Tournellec regarde la photo de mariage de sa sœur Catherine Tournellec, violée par un soldat américain, et de son beau-frère Jean Salaun, chez elle à Locmaria-Plouzane, le 14 mars 2024 dans le Finistère © Fred TANNEAU

Pendant 80 ans, Aimée Dupré a préféré garder le silence sur le viol de sa mère en 1944. Mais à l'approche des célébrations du Débarquement des troupes alliées en France, elle ne veut plus se taire: le viol a été commis par deux soldats américains, un "fait de guerre".

Le 6 juin 1944, 156.000 soldats américains, britanniques et français débarquent sur les plages de Normandie. Dans son petit village breton, à Montours (Ille-et-Vilaine), Aimée a 19 ans et comme tous ses voisins, elle se réjouit de l'arrivée de ces "libérateurs", qui annonce la fin de l'occupation allemande.

Mais très vite, elle déchante. Le soir du 10 août, deux G.I. -le surnom donné aux soldats américains- entrent dans la ferme familiale. "Ils étaient ivres et il leur fallait une femme", résume pudiquement à l'AFP Aimée, désormais âgée de 99 ans.

D'un meuble ancien, elle tire une lettre que sa mère, Aimée Helaudais Honoré, a écrite à sa fille, "pour ne rien oublier". 

D'une écriture soignée, la fermière raconte d'abord comment les soldats ont tiré sur son mari, les balles trouant son béret, puis se sont dirigés, menaçants, vers sa fille.

"Je suis sortie pour la protéger et ils m'ont emmenée dans les champs. Ils m'ont violée quatre fois chacun, en tournant", retrace-t-elle. 

Quatre-vingts ans plus tard, la voix de sa fille se brise en la lisant. "Oh, maman, tu as souffert, et moi aussi, j'y pense tous les jours", murmure-t-elle.

"Maman s'est sacrifiée pour me protéger. Pendant qu'ils la violaient, nous attendions dans la nuit sans savoir si elle reviendrait vivante ou s'ils la fusilleraient."

En octobre 1944, à la fin de la décisive Bataille de Normandie, les autorités militaires américaines ont jugé 152 soldats pour le viol de femmes françaises.

Un nombre "largement sous-estimé", affirme Mary Louise Roberts, l'une des rares historiennes à s'être penchée sur ce "grand tabou de la Seconde guerre mondiale".

"Beaucoup de femmes ont préféré se taire: en plus de la honte liée au viol, l'atmosphère était à la joie, à la célébration des libérateurs", explique-t-elle.

Des "femmes faciles

Pour motiver les G.I. à combattre si loin de chez eux, "l'armée leur a promis une France peuplée de femmes faciles", souligne la spécialiste américaine.

Le journal Stars and Stripes, publié par les forces armées américaines et lu avidement par les milliers de soldats déployés en Europe, regorge ainsi de photos de Françaises embrassant les libérateurs.

"Les Françaises sont folles des Yankees (...) voilà ce pour quoi nous nous battons", titre le journal le 9 septembre 1944.

"La perspective du sexe motivait les soldats américains à combattre. Et c'était, notamment via la prostitution et le viol, une manière de dominer la France, dominer les hommes français qui avaient été incapables de protéger leur pays et leurs femmes face aux Allemands", explique Mme Roberts.

"On peut estimer que des centaines, voire des milliers d'autres viols par des soldats américains n'ont pas été signalés entre 1944 et le départ des G.I. en avril 1946."

Ne pas être crue

Non loin de Brest (Finistère), près de Plabennec, Jeanne Pengam, née Tournellec, 89 ans, se souvient "comme si c'était hier" du viol de sa soeur aînée, Catherine, et du meurtre de son père par un G.I.

"L'Américain noir, il voulait violer ma grande soeur. Mon père s'est interposé et le soldat l'a abattu. Le bonhomme a réussi à détruire la porte et à rentrer dans la maison", raconte-t-elle, entourée de ses nièces.

Alors âgée de neuf ans, la petite fille court avertir une garnison américaine postée à Loc Maria, à quelques kilomètres. 

"J'ai dit que c'était un Allemand, je me suis trompée. Quand ils ont vu les balles le lendemain, ils ont tout de suite compris que c'était un Américain", dit-elle.

Catherine gardera en elle "ce secret qui l'a empoisonnée toute sa vie" jusqu'à l'approche de sa mort, confie Jeannine Plassard, l'une de ses filles.

Sur son lit d'hôpital, "elle m'a dit: j'ai été violée pendant la guerre, à la Libération. Je lui ai demandé: as-tu réussi à en parler à quelqu'un? Elle m'a dit: en parler à quelqu'un? Mais c'était la Libération, tout le monde était content, je n'allais pas raconter quelque chose comme ça, je n'allais pas être crue!"

Crime noir

Dans son livre "O.K. Joe!", paru en 1976, l'écrivain Louis Guilloux parle de son expérience comme traducteur au sein des troupes américaines après le Débarquement.

Il est notamment affecté aux procès pour viol de G.I. par des tribunaux militaires américains et remarque que "ceux condamnés à mort sont quasiment tous noirs", souligne Philippe Baron, auteur d'un documentaire éponyme sur ce roman, et d'un ouvrage, "La part d'ombre de la Libération".

Ces G.I. seront ensuite pendus sur les places publiques des villages français, comme ce fut le cas pour les violeurs d'Aimée Helaudais et Catherine Tournellec.

"C'est une histoire à tiroirs", souligne M. Baron. "Derrière le tabou du viol par des libérateurs, il y a le secret honteux d'une armée américaine ségrégationniste (...) parfois aidée par des autorités locales racistes."

"Une fois devant la cour martiale, un soldat noir n'avait quasi aucune chance d'être acquitté. Il y a là quelque chose de terriblement actuel car aujourd'hui encore, les hommes noirs sont présumés coupables devant la justice", note-t-il.

Pour Mme Roberts, lorsque le commandement militaire réalise que "la situation est hors de contrôle", il "choisit de faire des soldats noirs les boucs émissaires afin de transformer le viol en +crime noir+ (...) pour absolument maintenir la réputation des Américains blancs".

Les statistiques sont "stupéfiantes": entre 1944 et 1945, sur 29 soldats condamnés à mort pour viol, 25 sont des G.I. noirs, pendus par "un bourreau venu exprès du Texas."

"L'armée expliquait cela par le fait que +le Noir était un violeur en puissance+, qu'ils avaient +une sexualité exacerbée+, un stéréotype raciste du Sud" des Etats-Unis, note-t-elle.

"En réalité, les G.I. noirs étaient souvent affectés à des unités de logistiques, durablement stationnées au même endroit, avec donc davantage de contact avec la population locale, y compris les femmes."

"Les soldats blancs, eux, étaient dans des unités mobiles. Ils pouvaient violer une Française le soir et repartir dès le matin, sans n'être jamais arrêtés. Et si c'était le cas, le témoignage de la victime était le plus souvent remis en cause", remarque l'historienne.

Placée sous surveillance policière en 2013 après la publication de son livre "Des G.I. et des femmes", Mme Roberts estime que, 80 ans après le Débarquement, "le mythe du G.I. perdure".

"La Seconde guerre mondiale, c'est LA bonne guerre, puisque toutes les guerres menées depuis par notre gouvernement ont été des défaites morales, comme le Vietnam ou l'Afghanistan", analyse l'historienne.

"Personne ne veut perdre ce héros américain qui nous rend fiers: le brave et intègre G.I. américain, protecteur des femmes", note-t-elle. "Quitte à perpétuer le mensonge."

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