La saturation touristique en débat
Le sujet revient chaque été avec une acuité toujours plus forte, sans doute parce nous y sommes tous confrontés lors de nos vacances. Le tourisme, qui s’étend dans le temps, dans l’espace et en intensité, est accusé de multiples nuisances. Paradoxalement, le secteur cherche encore à se développer.
C’est un peu une déception, il faut le reconnaître. L’architecture, dans un style baptisé « roman tardif », de Neuschwanstein, le célèbre château du roi «fou» de Bavière, Louis II, construit à la fin du 19ème siècle, ne présente pas un intérêt majeur. Mais Walt Disney a fait de ce bâtiment, qui domine la plaine bavaroise de ses tourelles élancées, un modèle pour son château de la Belle au bois dormant. Voilà qui a suffi à faire de Neuschwanstein une célébrité mondiale.
Pour en découvrir l’intérieur, il faut s’inscrire, plusieurs semaines à l’avance, à l’une des nombreuses visites quotidiennes, et débourser plus de 20 euros. Toutes les dix minutes, un guide au ton monocorde promène son micro dans cinq des salles du château, puis remercie prestement les visiteurs avant de passer à un autre groupe.
Neuschwanstein est le monument le plus visité d’Allemagne, avec plus d’un million de personnes par an. Le prix, exorbitant pour une visite aussi sommaire, ne semble pas décourager grand monde. Sur les chemins qui montent au château, dans les trains qui mènent à Füssen, la petite ville qui sert de camp de base, on entend toutes les langues. La manne touristique n’empêche pas un mystérieux collectif d’apposer sur les lampadaires de la ville des autocollants représentant une tête de mort surmontée d’un texte explicite, rédigé en anglais : «Vos vacances, notre souffrance». Des autocollants, des graffitis, des tags qui visent explicitement les touristes, on en voit aussi dans les quartiers les plus prisés de Paris, à Annecy ou à Douarnenez, un port de pêche à la sardine si charmant qu’il subjugue les télétravailleurs nomades. «Le Montreuil du Finistère», résume Nicolas Le Goff, auteur du guide La Bretagne autrement (Ouest-France, 2023), en référence à la commune de banlieue parisienne, autrefois populaire, désormais gentrifiée.
«Surtourisme» dans le dictionnaire
En cet été 2024, des manifestations anti-touristes ont été signalées à Palma de Majorque, à Barcelone ou dans les Cyclades, en Grèce. Au fond, dès qu’un flux de visiteurs submerge un paysage ou un village, des tensions surgissent. Depuis quelques années, l’impact du tourisme s’est étendu dans le temps, dans l’espace et en intensité. Depuis la pandémie de 2020-2021, le télétravail incite une partie des vacanciers à prolonger leur séjour. Suite aux confinements, le moindre bord de rivière dans un écrin de verdure est devenu un spot désirable. Enfin, les touristes d’aujourd’hui ne se contentent plus de remplir les hôtels, les musées et les rues proprettes. Leur afflux modifie la nature des commerces, le prix des denrées de base, le marché de l’immobilier. Significativement, le terme «surtourisme» a fait son entrée dans le dictionnaire Le Petit Robert en 2024.
Ulcérés par les atteintes à leur tranquillité ou les dégradations du milieu naturel, des riverains et des associations environnementalistes réclament des restrictions, que certaines collectivités finissent par leur accorder. Dans la plupart des grandes villes du monde, la location de meublés est encadrée. La réservation, gratuite mais obligatoire, pour accéder à la calanque de Sugiton (Bouches-du-Rhône), est désormais connue et acceptée, tout comme la taxe de 5 euros la journée versée par chaque visiteur à Venise. Des îles ou plages bretonnes ont fixé une jauge maximale. Les grands musées, mais aussi de moins connus, ne sont accessibles qu’à condition de respecter un créneau horaire.
Le tourisme va-t-il faire son mea culpa ? Pas du tout. Un brin provocateur, le géographe Rémy Knafou, spécialiste reconnu, juge dans diverses interviews que l’encombrement permanent que connaît Venise ne relève pas du surtourisme, selon les trois critères qu’il a lui-même fixés. Le phénomène serait caractérisé, selon lui, lorsque la masse des visiteurs menace l’équilibre d’un site, que la population locale ne supporte plus l’afflux de visiteurs, ou que celui-ci dégrade l’expérience même de la découverte. Or, observe-t-il, aucune de ces trois conditions ne s’applique à Venise : si le site est menacé, c’est surtout en raison de l’enfoncement de la ville dans la lagune. La population locale vit de la manne touristique et n’y est donc pas hostile. Enfin, les visiteurs eux-mêmes semblent s’accommoder de la foule qui s’entasse sur le pont du Rialto.
L’influence des œuvres de fiction
Le tourisme et ses excès ne suscitent pas toujours un rejet massif, au contraire. La plupart des instances de promotion, financées par les commerçants et entrepreneurs locaux, se réjouissent d’augmenter leurs capacités d’accueil. Les exemples de villes ou de territoires qui refusent toute promotion demeurent rares, à l’instar d’Amsterdam, de Barcelone ou de certaines îles du Morbihan. La ville de Paris et sa région ne cachent pas que les Jeux olympiques ont d’abord été une gigantesque opération de mise en valeur des sites patrimoniaux. Même les mesures destinées à limiter le surtourisme font débat. A Biarritz, un internaute, qui se présente comme avocat et chargé d’enseignement à l’université de Bayonne, estimait sur le réseau X (ex-Twitter), en juillet, que «l’agglomération a tué le tourisme en interdisant les locations saisonnières».
Toujours plus ou un peu moins ? Quoi qu’il en soit, un constat étonne. L’attrait d’un lieu ne repose plus sur ses seules qualités intrinsèques, mais aussi sur l’image qu’en renvoie la fiction, et pas seulement les publications soignées des influenceurs tout puissants. Outre le cas du «château de la Belle au bois dormant», si les touristes prisent l’île grecque d’Amorgos, c’est parce que le film Le grand bleu y a été tourné. A Paris, le succès de la place de l’Estrapade, un croisement de trois rues à l’ombre du Panthéon, doit tout à la série Emily in Paris. Une plage du pays de Galles se couvre de chaussettes car la saga Harry Potter l’a choisie comme décor de l’enterrement d’un elfe, sur la tombe duquel le héros dépose des paires de chaussettes… L’imaginaire a toujours été un puissant vecteur des activités humaines, les meilleures et les pires.