La dentelle en bataille

La décision du tribunal de commerce de Boulogne-sur-Mer de confier le sort de Codentel au Caudrésien Holesco, le 14 avril dernier, marque la seconde manche qui rythme la bataille entre le Chinois Yongsheng et la famille caudrésienne Lescroart. Yongsheng avait en effet obtenu la semaine précédente les actifs du fabricant Desseilles. Derrière ces mouvements, une plus large guerre du tulle se profilerait-elle ?

« Cloris Li, actionnaire de Yongsheng, et son avocate au tribunal de commercee de Boulogne-sur-Mer le 14 avril dernier ».
« Cloris Li, actionnaire de Yongsheng, et son avocate au tribunal de commercee de Boulogne-sur-Mer le 14 avril dernier ».

Ce n’est pas un point final ; ça ressemble plutôt à une série de prises de position. Dans la dentelle, les places de Caudry et de Calais vivent de profonds bouleversements : la reprise des fabricants Desseilles (cf. nos précédentes éditions) et Codentel à la barre du tribunal de commerce de Boulogne-sur-Mer montre le retour d’opportunités après les déboires de Noyon ces cinq dernières années. Si Calais et Caudry ne comptent plus qu’une dizaine de fabricants de dentelles Leavers (tissées sur des vieux métiers) pour la lingerie-corseterie et la robe, le secteur reste cependant suffisamment attractif pour intéresser un grand groupe chinois comme Yongsheng (1,6 milliard d’euros de chiffre d’affaires) ou le premier fabricant français Holesco (29,4 millions d’euros de chiffre d’affaires). Après avoir raté la reprise de Desseilles au profit des Chinois, ce dernier a marqué un point avec la reprise de Codentel (prenant ainsi une petite revanche sur Yongsheng également candidat), en redressement judiciaire depuis décembre dernier.

CAPresse 2016

Romain Lescroart, dirigeant d'Holesco, au tribunal de commerce de Boulogne-sur-Mer le 14 avril dernier.

Holesco 1 – Yongsheng 1. Pour l’emporter, Holesco a revu son offre à la hausse à deux reprises. Mieux-disant d’un point de vue social avec la reprise de 36 salariés (contre 20 pour Yongsheng qui intégrait aussi 5 salariés d’un sous-traitant), Holesco conforte sa position à Calais où il est déjà présent à travers Riechers & Marescot, spécialiste de la robe. Si l’échec dans le rachat de Desseilles, il y a deux semaines, n’a pas découragé Romain Lescroart, la décision du tribunal de commerce de Boulogne-sur-Mer n’est pas étonnante. Aux Chinois, le fabricant le plus important au vu de l’engagement financier et social démontré ; à Sophie Hallette, le petit fabricant qu’il faudra aussi redresser. Et Sophie Hallette aura su persuader les juges consulaires, qui ont penché en faveur d’un fabricant français après avoir choisi un Asiatique pour Desseilles. On pourrait même s’étonner que les capacités financières de Yongsheng aient peu pesé sur un dossier moins important, quoique plus complexe : si Yongsheng avait voulu y mettre les moyens, Codentel serait sous son pavillon. Mais le Chinois a préféré faire une entrée la plus discrète possible sur la place de Caudry : marquer des points sans humilier en quelque sorte…

Chez Holesco, holding de tête du groupe de la famille Lescroart, la satisfaction est à son comble après la décision du tribunal de commerce. “Holesco salue la décision du tribunal de commerce qui a retenu l’offre de reprise de l’activité de Codentel émanant d’Holesco, la maison mère de Sophie Hallette, conjointement à Chanel, acteur du luxe, reconnue internationalement pour son soutien et sa capacité à faire rayonner le savoir-faire français à l’étranger“, indique son communiqué. La veille de l’audience devant statuer sur le sort de Codentel, Romain Lescroart avait subtilement annoncé l’arrivée de la maison de haute couture dans son capital… Holesco l’emporte donc avec une offre financière solide : l’apport de
1 030 000 euros
et 500 000 investis dans les trois ans dans Codentel, qui aura coûté stricto sensu 100 000 euros. Quant à de nouvelles machines ou la rénovation de la rue Murillo qu’il loue, “on fera ce qu’il faut. On va rénover les métiers“, répond Romain Lescroart.

CAPresse 2016

Cloris Li, actionnaire de Yongsheng, et son avocate, au tribunal de commerce de Boulogne-sur-Mer, le 14 avril dernier.

Une bataille du prêt-à-porter en vue ? Dans le plan de reprise, la finition et les bureaux rejoignent le pôle d’entreprises d’Holesco à Marck (là où tournent les métiers de Riechers & Marescot). Holesco s’est engagé à conserver emplois et activité pendant cinq ans. Mieux-disant sur tous les points, Holesco l’emporte donc sur Yongsheng qui ne proposait que 20 salariés repris et une intégration rapide dans l’ensemble avec Desseilles, sans reprendre les métiers de Claude Anthrope, propriétaire de l’usine de la rue Murillo.

Une fois les lieux investis et les stratégies des uns et des autres mises en place, il conviendra d’observer attentivement le marché du prêt-à-porter qu’investissent déjà, en dentelles tricotées et tissées, les grands fabricants chinois comme Tien Hai et Sakae Laces. Yongsheng sera de ceux-là avec sa filiale Desseilles. Et les dentelliers caudrésiens, qui ont la majeure partie de leurs activités sur ce segment de marché, ont fort à craindre du renforcement des Asiatiques sur ce secteur, car les clients de la grande distribution sont plus intéressés par des prix asiatiques, plus bas, que par la qualité française. “Ce n’est pas comparable, pétitionne cependant Romain Lescroart. Vous parlez de ce qui paraît être et nous répondons par ce qui est. Ce n’est pas snober les machines Karl Meyer (qui imitent en tricotage la dentelle tissée Leavers), mais ce n’est pas le même monde…” Les niches suffiront-elles ?

 

 

 

Encadré 1

Trois questions à Michel Machart, expert en dentelles

CAPresse 2016

Michel Machart, expert en textiles et dentelles.

Il n’y a ni conquête ni coopération de la part de Yongsheng

Ancien directeur commercial de Desseilles et de Noyon, Michel Machart dirige un cabinet de conseil spécialisé dans le textile. 

La Gazette. Desseilles et Codentel étant reprises par des acteurs différents (le Chinois Yongsheng et le Caudrésien Holesco), la dentelle vit-elle des heures sombres ou une renaissance ?

Michel Machart. La dentelle Leavers subit, comme tous les produits incorporant un fort pourcentage de main-d’œuvre, une forte concurrence des pays où les salaires sont très bas et les charges sociales réduites, comme en Chine. Un Français à 35 heures par semaine coûte 15 Chinois à 48 ou 60 heures ! La dentelle subit une forte crise de rentabilité, les clients du secteur de la lingerie ont délocalisé en Asie pour la plupart et recherchent les coûts les plus bas. L’avenir ne passera que par une nouvelle stratégie de produits innovants et très créatifs pour le secteur du luxe, seul secteur capable de préférer une fabrication française.

Caudry est-elle la place la mieux placée pour “aider” Calais à se redresser ? Yongsheng est-il en position de conquête ou de coopération ?

Caudry est la seule en France qui peut reprendre le flambeau. L’ensemble des trois principaux fabricants de Calais est passé par la douloureuse étape du dépôt de bilan. Fonds propres négatifs, comptes d’exploitation dans le rouge… le futur passe obligatoirement par un rachat et un redéploiement. Codentel avec Sophie Hallette pourra pérenniser son avenir, mais cela va demander la mise en place d’une nouvelle stratégie. La tâche ne sera pas facile, mais au moins Codentel aura les moyens de ses ambitions. Cette reconquête va demander du temps et des moyens financiers. Pour Yongsheng, attendons de voir sa stratégie pour juger. Il a pour ambition d’inclure la dentelle de Calais dans la chaîne de production des produits de luxe qu’il veut développer. Cela correspond à l’évolution de l’économie chinoise qui veut passer d’une société de production à bas prix, dédiée à l’exportation, au développement d’articles de luxe pour le marché chinois. C’est une grande chance pour Calais de faire partie de ce plan. De plus, les sommes qui vont être investies sur le site de Calais démontrent le désir de Yongsheng d’être un acteur local et non pas un prédateur. En tout cas, que ce soit pour Codentel ou pour Desseilles, que des partenaires extérieurs sérieux s’intéressent à la dentelle de Calais et qu’ils investissent sur place sont la meilleure preuve de la valeur et de l’expertise qui existent à Calais. Je pense qu’il n’y a ni conquête ni coopération de la part de Yongsheng, mais simplement la reconnaissance de la valeur de la dentelle de Calais.

A-t-on raison de crier cocorico quand un Français rachète un Français ? L’arrivée de Yongsheng ne pourrait-elle pas contribuer à réveiller et Calais et Caudry ? 

Nous vivons dans un monde où tout est délocalisé dans des pays à bas coût de main-d’œuvre. L’ouverture des frontières sans contreparties permet d’importer la misère du monde. De plus, les mentalités changent, notre façon d’acheter aussi : Internet et les moyens modernes de la logistique nous permettent de faire nos courses dans le monde entier aux prix les plus bas… Aucune raison de crier cocorico quand Sophie Hallette reprend Codentel, même si c’est très courageux de sa part : cela prouve qu’il y a encore des entrepreneurs en France. Il y a peu d’acteurs dans la filière dentelle en France et ceux qui restent doivent se renforcer pour survivre. Ils doivent rechercher des stratégies basées sur l’innovation et la créativité. Je pense que Yongsheng a vu le potentiel de créativité qu’avait Desseilles, car créer n’est pas pour l’instant le point fort des Chinois. Par contre, ils savent très bien copier. Vous allez me dire que Sakae (fabricant de Leavers japonais qui a ses sites de production en Chine et au Vietnam) a su créer de très belles collections de dentelles : c’est le seul. Yongsheng et Hallette ne vont pas réveiller Calais, ils vont tout simplement lui permettre de vivre et d’envisager un avenir que la place, toute seule, n’avait pas le moyen de construire.

 

Encadré 2 :

Desseilles, d’une reprise à l’autre…

Été 2011. Après une fin d’une direction catastrophique de l’équipe d’Olivier Ducatillion, les actionnaires lettons de Lauma jettent l’éponge et confient à Jean-Louis Dussart le soin de remettre de l’ordre. Trop tard. La liquidation suit et le trio Dussart-Berrier-Dezoteux se forme pour reprendre la marque, le fonds de commerce et les métiers. En décembre de l’année suivante, un premier redressement judiciaire est demandé par la direction, qui remonte toutefois la pente en se séparant de 9 salariés, dont 5 protégés. À l’été 2014, le tribunal de commerce soutient le plan de continuation de la direction. Mais les recours judiciaires multiples des 5 salariés protégés font peser une menace sur l’avenir de l’entreprise. En septembre 2015, les contacts avec Mein Grace, investisseur chinois, apportent de l’espoir à Desseilles. Mais la réintégration des salariés est prononcée par le tribunal administratif de Lille. L’investisseur chinois s’éclipse alors… pour revenir avec un confrère plus imposant − Yongsheng −, qui finira par l’emporter devant Holesco après la liquidation judiciaire de l’entreprise. Michel Berrier, nouveau dirigeant de Desseilles, commence la diversification des activités avec des produits dérivés pour l’Asie. “Il n’est pas question de concurrencer nos clients en lingerie-corseterie, précise le dirigeant. Il y aura un volet B to B et B to C avec la marque MyDesseilles.” L’élargissement de la gamme est (enfin) en route…