"Je ne peux pas payer ça !": les Turcs terrorisés par l'envolée des loyers

Sur la façade extérieure de son atelier de sculpture sur bois, à Ankara, Cengiz Orsel a tendu une bannière...

Cengiz Orsel, sculpteur sur bois, a tendu une bannière sur la façade de son atelier, à Ankara, pour dénoncer son propriétaire, le 22 septembre 2023 © Adem ALTAN
Cengiz Orsel, sculpteur sur bois, a tendu une bannière sur la façade de son atelier, à Ankara, pour dénoncer son propriétaire, le 22 septembre 2023 © Adem ALTAN

Sur la façade extérieure de son atelier de sculpture sur bois, à Ankara, Cengiz Orsel a tendu une bannière pour dénoncer son propriétaire.

Après 20 ans de loyers payés rubis sur l'ongle, l'artisan se voit menacé d'expulsion par son bailleur qui exige soudain près de 700% d'augmentation: de 3.200 livres turques (110 euros) à 25.000 (867 euros) par mois.

"J'ai voulu me faire entendre. Avec de telles exigences, on risque de voir des gens se battre, jusqu'à se poignarder les uns les autres", s'alarme Cengiz Orsel qui, à 58 ans, redoute de devoir quitter son atelier et son métier en même temps.

Selon les médias turcs, 11 personnes ont été tuées et au moins 46 blessées en un an dans de violents conflits entre locataires et propriétaires.

Les loyers ont augmenté en moyenne de 121% sur un an en Turquie, une hausse qui atteint 188% dans certaines grandes villes comme Ankara, la capitale, selon une étude publiée en août par l'université de Bahçesehir.

Mais toujours très loin de l'inflation réelle que connaît la Turquie: sans discontinuer depuis fin 2019, de près de 60% sur un an selon le gouvernement. Mais plus sûrement proche des 130% selon un groupe d'économistes indépendants.

Face à la gronde des locataires, menacés par l'envolée des prix, le gouvernement a plafonné la révision des loyers à 25% pour les logements, alignée sur le taux officiel de l'inflation pour les commerces.

Mais, selon des experts, cette mesure n'a fait qu'aggraver les tensions, poussant de nombreux propriétaires à chercher par tous les moyens, parfois frauduleux, à se débarrasser de leurs locataires pour relouer à meilleur prix.

Gros bras

Un agent immobilier de Besiktas, quartier très animé d'Istanbul le long du Bosphore, raconte - sous couvert d'anonymat - des locataires terrorisés par des gros bras, dépêchés par leur propriétaire pour les convaincre de quitter les lieux sans discuter.

D'autres harcelés de coups de fil à toute heure pour les faire craquer et les convaincre de céder les lieux.

L'hiver dernier, un propriétaire a fait la une des journaux après avoir démoli à la hache la porte de son locataire pour le chasser de force.

"Le nombre de litiges entre locataires et propriétaires a explosé ces derniers temps", constate Meliha Selvi, avocate à Ankara.

Près de 47.000 procès pour expulsion et 100.000 autres concernant la révision des loyers ont été ouverts sur les six premiers mois de 2023, soit plus du double comparé à l'année précédente, selon la presse locale.

"Locataires et propriétaires se retrouvent en conflit alors qu'ils sont tous victimes des politiques du gouvernement", dénonce l'avocate.

Le séisme meurtrier du 6 février, qui a fait plus de 50.000 morts et des millions de déplacés dans le sud-est du pays, a encore aggravé la situation, estime Osman Cal, agent immobilier dans le centre d'Ankara.

Selon lui, le loyer d'un deux ou trois pièces dans le centre d'Ankara a bondi d'environ 2.500 livres (86 euros) à près de 17.000 (590 euros) en un an, soit une hausse de près de 650%.

Bien au-dessus de l'inflation

Encouragés par l'afflux des déplacés, "les propriétaires demandent des révisions de loyer bien au-dessus de l'inflation", affirme-t-il.

Ankara, à l'écart des grandes failles qui menacent la Turquie, est considérée comme l'une des régions les plus sûres du pays.

"Les propriétaires s'estiment lésés par le plafonnement des loyers. Mais un fonctionnaire, un retraité ou un employé au Smic n'ont pas vu leurs salaires augmenter autant et ne peuvent payer les loyers actuels."

Le salaire minimum net atteint 11.400 livres turques (395 euros).

Arrivée d'Hatay (sud-est), la province la plus dévastée par le séisme, pour s'installer à Ankara, Meryem Altunlu appréhende déjà la révision de son loyer l'hiver prochain.

"Je paye déjà difficilement 13.000 livres (450 euros). Si le propriétaire veut aller au-delà de 25%, je devrais partir. Je ne sais pas où aller", se lamente-t-elle.

L'avocate, Me Selvi, redoute déjà une aggravation des conflits.

"Les locataires voient leurs droits bafoués et les propriétaires s'estiment lésés par la crise. Ils s'accusent mutuellement au lieu de demander des comptes au gouvernement", dit-elle.

Autrefois moteur de l'économie turque, le secteur du bâtiment s'est contracté de 8,4% en 2022 à cause de la hausse des coûts, selon les chiffres officiels. 

Malgré un nouvel élan après le séisme, il peine encore à offrir des logements à prix abordables, explique l'agent immobilier pour qui "tous les loyers devraient baisser d'un tiers".

"Les promoteurs préfèrent construire des résidences de luxe rentables au lieu de logements sociaux et le gouvernement laisse faire", accuse-t-il avec dépit.

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