Georges Abdallah, la saga de l'ex-ennemi public n°1 oublié en prison

Il est selon ses défenseurs le plus vieux "prisonnier politique" de France mais son nom n'évoque plus grand-chose à beaucoup aujourd'hui, et seuls une poignée de militants propalestiniens se battent encore pour sa liberté. Il y a 40 ans pourtant...

Le militant libanais pro-palestinien Georges Ibrahim Abdallah (c) et son avocat français Jacques Vergès, le 3 juillet 1986 au tribunal de Lyon
Le militant libanais pro-palestinien Georges Ibrahim Abdallah (c) et son avocat français Jacques Vergès, le 3 juillet 1986 au tribunal de Lyon

Il est selon ses défenseurs le plus vieux "prisonnier politique" de France mais son nom n'évoque plus grand-chose à beaucoup aujourd'hui, et seuls une poignée de militants propalestiniens se battent encore pour sa liberté. Il y a 40 ans pourtant, le Libanais Georges Ibrahim Abdallah était l'ennemi public n°1.

Le 24 octobre 1984, Abdallah, un jeune instituteur libanais de 33 ans, se réfugie dans un commissariat lyonnais. Il se sent suivi, pense que les services secrets israéliens du Mossad en veulent à sa vie. Derrière lui se trouvent en fait les renseignements français de la DST, qui avaient remonté sa trace après l'arrestation dans un train à la frontière italo-yougoslave d'un de ses proches, chargé de sept kilos d'explosifs. Il est incarcéré.

Les renseignements connaissaient déjà Abdallah, membre des Fractions armées révolutionnaires libanaises (FARL) un groupuscule de jeunes marxistes libanais, tous originaires du même village chrétien au nord du pays, qui a pris les armes après l'invasion du Liban par Israël en 1982. 

Les FARL ciblent les intérêts d'Israël et de son allié américain à l'étranger. Avant l'arrestation d'Abdallah, elles avaient frappé cinq fois en France, tuant deux diplomates en 1982, l'Américain Charles Robert Ray, puis l'Israélien Yacov Barsimantov, considéré comme le responsable du Mossad en France, abattu par une femme devant son épouse et ses deux enfants.

L'échange raté

Quelques mois plus tard, en mars 1985, au Liban, le directeur du centre culturel français de Tripoli, Gilles Peyroles, est kidnappé. Les FARL revendiquent et donnent "48 heures" à la France pour libérer Abdallah.

Paris, qui pour l'heure n'a pas grand-chose contre Abdallah, à part deux faux passeports trouvés sur lui, accepte de l'échanger contre Gilles Peyroles, qui est libéré le 2 avril.

Mais Abdallah ne le sera pas, car quelques jours plus tard, la presse révèle que les autorités ont des preuves de son implication dans les meurtres des deux diplomates: ses empreintes découvertes dans une planque parisienne bourrée d'explosifs et d'armes, dont le pistolet qui a servi aux deux assassinats.

Le deal vole en éclat. Il n'est plus question de faire libérer Abdallah, désormais considéré comme le chef des FARL en France et accusé de complicité d'assassinats. D'autant que les États-Unis mettent la pression et se constituent partie civile.

"J'ai un problème de conscience avec cette affaire. La France a trahi la parole donnée", dira l'ex-directeur de la DST Yves Bonnet.

Terreur à Paris

Moins d'un an plus tard, entre décembre 1985 et septembre 1986, Paris est visée par une vague d'attentats meurtrière, inédite depuis la guerre d'Algérie: 15 bombes explosent, qui font 13 morts et plus de 250 blessés. Le plus sanglant (7 tués) frappe le magasin Tati de la rue de Rennes.

Un mystérieux groupe revendique à chaque fois ou presque: le "Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient", qui réclame la libération de trois hommes détenus en France, dont Georges Abdallah. Les deux autres ont été condamnés à la perpétuité: le Libanais Anis Naccache, pour avoir tenté de tuer le dernier premier ministre du Chah d'Iran Chapour Bakhtiar en 1980 (2 morts), et l'Arménien Varoujan Garbidjian, pour l'attentat au comptoir de Turkish Airlines à Orly en 1983 (8 morts).

La psychose s'installe, les policiers sont sur les dents.

La chasse aux frères

Peu à peu, les enquêteurs ne se concentrent plus que sur Abdallah et sur ses frères Maurice (23 ans) et Robert (20 ans), qu'un témoin aurait identifié comme poseur de bombe. Leurs photos sont placardées dans les lieux publics, avec la promesse d'une récompense d'"un million de francs" pour tout renseignement. Du "jamais vu en France", dit la presse.

Pour clamer leur innocence, les deux frères organisent une conférence de presse au Liban, où ils martèlent n'avoir pas quitté le pays depuis plus de deux ans, montrent leurs attestations d'examens à l'université.

Puis survient l'attentat de la rue de Rennes, où un autre frère Abdallah est "reconnu" par un témoin: Emile, 26 ans, qu'un journaliste de l'AFP au Liban verra pourtant une vingtaine d'heures plus tard dans la maison familiale des Abdallah dans les montagnes arides du nord du pays, rentrant du travail attaché-case à la main.

Tous les notables du village, curé compris, jurent qu'aucun des frères n'a quitté la région depuis des mois, mais les enquêteurs français restent persuadés qu'il a pu faire un aller-retour express, par exemple en avion privé.

Procès sous tension

C'est dans ce contexte que s'ouvre le 23 février 1987 le procès de Georges Abdallah pour les assassinats des deux diplomates. Dans un palais de justice aux allures de camp retranché par crainte des attentats, l'accusé, 35 ans, entre dans le box, en veste militaire kaki.

"Grand, brun, les épaules larges, le nez busqué, les joues creuses mangées par une barbe drue, les sourcils épais et rapprochés", il déclare: "Je suis un combattant arabe, je ne suis pas un criminel", relate l'AFP. Puis il lit un texte attaquant "l'impérialisme américain et sioniste" et quitte la salle d'audience sans jamais y revenir.

Déjà condamné à Lyon à quatre ans de prison pour les faux passeports en 1986, il encourt cette fois la perpétuité.

Le réquisitoire prend tout le monde de court. Blanc comme un linge, l'avocat général demande à la cour de rendre une "justice responsable" en prenant en compte le sort des otages français encore détenus au Liban. Et la "supplie", "la mort dans l'âme", de ne pas le condamner à plus de dix ans de prison.

Mais Abdallah écope de la perpétuité. Dans les rues de France, un mélange de fierté - "on a une justice digne de ce nom" - et de crainte - "plus question d'aller faire ses courses dans les grands magasins le samedi".

Hillary et Laurent

Deux mois après le procès, la thèse des Abdallah auteurs de la vague d'attentats s'effondre car les véritables responsables - pro-Iraniens - sont arrêtés. Leur chef Fouad Ali Saleh, un Tunisien rallié au Hezbollah, écopera de la perpétuité en 1992. Il est toujours incarcéré en France.

Les médias passent à autre chose, et Georges Abdallah tombe peu à peu dans l'oubli.

"Il est désormais évident qu'Abdallah fut en partie condamné pour ce qu'il n'avait pas fait", dira dans ses mémoires en 2022 l'ex-juge antiterroriste Alain Marsaud.

Libérable à partir de 1999, Georges Abdallah voit sa dizaine de demandes de libération conditionnelle échouer. 

En janvier 2013, une lueur d'espoir: pour la première fois, la justice valide sa demande, sous réserve que le gouvernement signe son arrêté d'expulsion. 

Son avocat Jacques Vergès est "satisfait", lui qui avait demandé à la justice française de ne plus "se comporter comme une putain face au maquereau américain". 

Le lendemain, comme le révèleront des documents WikiLeaks, la secrétaire d'État américaine Hillary Clinton dit au téléphone à "Laurent" - Fabius, son homologue - espérer que le gouvernement trouve "une autre base pour contester la légalité de la décision".

L'arrêté d'expulsion ne sera jamais signé, et Abdallah reste en prison. Contrairement à la plupart des "prisonniers politiques" d'Action Directe, des Corses, des Basques ou d'Anis Naccache, gracié par François Mitterrand au nom de l'apaisement avec l'Iran, et Varoujan Garbidjian, expulsé en 2001.

Aujourd'hui Georges Abdallah, sa grosse barbe noire devenue blanche, a 73 ans et vit dans une cellule de la prison de Lannemezan (sud-ouest), ornée d'un drapeau rouge de Che Guevera et où s'empilent les journaux et lettres reçues en 40 ans de prison. Il a toujours refusé d'indemniser les parties civiles ou de renier ses convictions.

Tout le monde semble l'avoir oublié, sauf son comité de soutien... et les États-Unis, qui ont écrit à la justice avant qu'elle examine une nouvelle demande de libération en décembre, pour s'y "opposer vigoureusement". La décision sera rendue jeudi.

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