En Cisjordanie, exporter des bières malgré les obstacles liés à la guerre
Des ateliers où elles sont brassées jusqu'à la table des clients, les bières de Taybeh doivent surmonter un tas d'obstacles pour circuler ou quitter la Cisjordanie occupée, à l'image des autres exportations...
Des ateliers où elles sont brassées jusqu'à la table des clients, les bières de Taybeh doivent surmonter un tas d'obstacles pour circuler ou quitter la Cisjordanie occupée, à l'image des autres exportations palestiniennes affectées par la guerre à Gaza.
Barrière de sécurité ou mur à franchir, points de passage, autorisations, baisse de la demande et tensions dans les environs: la brasserie nichée dans le village chrétien éponyme de Taybeh, dans la région de Ramallah, subit de plein fouet les difficultés.
"Les affaires ont considérablement baissé", regrette Madees Khoury, 38 ans, à la tête de la brasserie créée par son père Nadim il y a 30 ans et qui emploie aujourd'hui 15 personnes. "Mais on continue de produire, on travaille, on s'occupe".
D'après elle, les ventes ont baissé de 80% depuis 2019, d'abord touchées par la pandémie de coronavirus puis par la guerre dans la bande de Gaza, déclenchée par l'attaque du Hamas sur le sol israélien le 7 octobre.
"Beaucoup de personnes sont au chômage et n'ont pas d'argent. Les employés de l'Autorité palestinienne ne perçoivent pas leurs salaires. Acheter de la bière est donc devenu une sorte de luxe", explique la brasseuse, qui produit aussi des bières sans alcool.
"Les gens économisent pour leurs besoins de base. Ils ne sont pas d'humeur à sortir et à boire", ajoute-t-elle, dans l'entrepôt où des centaines de bouteilles s'entrechoquent avant empaquetage et expédition.
Insécurité
"La meilleure bière du Moyen-Orient", tel que le proclame l'étiquette dorée, est exportée vers 17 pays mais la moitié de la production est normalement écoulée en Cisjordanie et 35% part vers Israël, de l'autre côté de la barrière séparant les deux territoires, ponctuée de points de passage militaires.
Israël, qui occupe la Cisjordanie depuis 1967, autorise les exportations (1,56 milliard de dollars en 2023, selon le Bureau central palestinien des statistiques) mais les soumet à des contrôles stricts et les complique du fait de restrictions de circulation, renforcées depuis le 7 octobre, explique Mme Khoury.
D'après la Banque mondiale, les exportations de Cisjordanie ont baissé de 20% du fait de la guerre.
"(Les livraisons) prennent trois jours si tout va bien, ce qui n'arrive jamais", se désole Mme Khoury.
A cela s'ajoutent les violences qui s'étaient déjà accrues depuis deux ans à travers la Cisjordanie, mais qui ont redoublé d'intensité ces derniers mois.
Selon les autorités palestiniennes, 553 Palestiniens ont été tués par l'armée ou des colons israéliens depuis le 7 octobre en Cisjordanie.
"Je ne me suis jamais sentie en insécurité quand je me déplaçais, jusqu'à il y a environ deux ans", affirme Mme Khoury, dont le village est comme les autres, entouré de colonies israéliennes.
Environ 490.000 Israéliens sont installés en Cisjordanie dans des colonies que l'ONU juge illégales au regard du droit international, au milieu de trois millions de Palestiniens.
Certains colons "extrémistes" ont récemment été visés par des sanctions américaines, britanniques ou européennes.
Mme Khoury estime qu'ils "attaquent à droite à gauche" car se sentent renforcés par la présence au gouvernement israélien de ministres eux-mêmes colons et particulièrement virulents.
Coexistence
Malgré tout, la Taybeh n'a pas disparu de la carte de Lior Gootriman, propriétaire d'un bar à Jérusalem, qui estime qu'elle est un symbole de coexistence crucial.
"Nous changeons souvent de fournisseurs mais la Taybeh reste, c'est important. Je veux montrer que tout reste normal, je n'ai pas d'ennemi ici autour de moi", dit cet Israélien de 50 ans.
La brasserie de Madees Khoury organise chaque année une Oktoberfest pour faire connaître son village et ses bières, mais elle sait déjà que l'événement ne se tiendra pas cette année.
Elle continuera toutefois à trinquer à la santé de son entreprise familiale et de son peuple.
"Ma famille pense que pour créer un Etat et une économie en Palestine, nous devons investir notre propre argent, notre savoir, notre expérience et le futur de nos enfants", déclare-t-elle.
Celle qui veut aussi montrer "une autre facette de la Palestine et que des femmes entrepreneures peuvent diriger des affaires dans un monde d'hommes", estime qu'"endurer ces difficultés nous rend plus forts".
"Je ne partirai pas, c'est la maison ici".
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