“Le risque de financiarisation de l’agriculture française n’a jamais été aussi fort”
Après son adoption à l’Assemblée nationale et au Sénat, le projet de loi Sapin II inclut un volet agricole portant notamment sur la transparence dans la cession des terres agricoles. Emmanuel Hyest, président de la fédération nationale des Safer, revient sur la régionalisation en cours des Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, ainsi que sur le risque de financiarisation des terres
Où en est la régionalisation des Safer ? Nous devons aujourd’hui faire évoluer nos Safer dans le cadre de la loi NOTRe, qui a défini la création de grandes régions. Nous devons nous adapter à ces nouveaux périmètres. Nous allons passer de 25 à 16 Safer, dont 13 en métropole et 3 dans les DROM-COM. Notre principal objectif est d’abord de réussir ces fusions liées à la régionalisation. C’est en train d’être mis en œuvre partout sur le territoire. Le groupe n’a connu aucune réticence interne malgré les difficultés, et nous respecterons les délais qui nous ont été demandés. Seules les Safer qui ont été amenées à faire une première régionalisation – Aquitaine, Atlantique, Poitou-Charentes et Limousin – ont obtenu un délai supplémentaire, mais ont néanmoins lancé leurs travaux. Nous pouvons aussi compter sur l’accompagnement indéfectible de l’ensemble de nos partenaires. C’est à souligner : aucun actionnaire n’a profité de ces fusions pour se désengager. C’est une reconnaissance pour l’ensemble de notre personnel qui œuvre sur le territoire rural et sur l’utilité des Safer.
Les SAFER ont cinquante ans. A-t-on encore besoin d’un régulateur foncier ? Je pense que l’on en a plus besoin que jamais. Depuis maintenant quatre à cinq ans, le groupe Safer a mis en place sa stratégie d’entreprise globale. Cela a permis – on l’a vu au moment de la loi d’avenir – de présenter un vrai projet sur l’évolution du foncier agricole en France et sa préservation. Je rappelle que le foncier agricole a perdu 5 millions d’hectares en cinquante ans.La loi d’avenir a renforcé les missions des Safer avec une contrepartie : une plus grande transparence… Plus de transparence en effet, notamment par la mise en place d’une nouvelle gouvernance en ouvrant nos conseils d’administration et nos comités techniques à une large représentation incluant les collectivités locales et les acteurs directement concernés par l’évolution du foncier sur nos territoires. Nous évoluons également dans notre fonctionnement. Auparavant, les PPAS
– programmes pluriannuels d’activité – étaient plutôt administratifs, avec un prévisionnel qui donnait lieu à un bilan tous les cinq ans. C’était contraignant et cela n’apportait pas forcément grand-chose. Aujourd’hui, les PPAS incluent une évaluation annuelle, ce qui permet de suivre les engagements pris et d’avoir une meilleure action auprès de l’agriculture.Une gouvernance plus ouverte, est-ce que cela signifie une régulation moins maîtrisable ? Il y a deux ans, certains imaginaient que les Safer pourraient passer sous la direction des collectivités. Le ministre a bien compris que si l’on voulait que nos sociétés d’aménagement continuent à avoir un rôle important sur le territoire et donc une acceptation de la profession agricole, il fallait maintenir le système tel quel. Nous avons aujourd’hui dans nos conseils d’administration un tiers des sièges laissés aux collectivités locales, et ça marche plutôt bien. C’est même pour moi un gage d’acceptation, par l’ensemble de la population, des décisions prises par les Safer. Des acteurs extérieurs à la profession agricole peuvent participer et assumer conjointement les décisions. Je note d’ailleurs qu’il n’y a plus beaucoup de contestation des décisions prises par nos Safer.Quelles sont les priorités du groupe national des Safer ? Nous poursuivons bien sûr nos missions d’installation des jeunes agriculteurs. La particularité de la France est d’avoir conservé cette vision agricole sur l’ensemble du territoire, y compris dans les régions en difficulté, là où l’économie n’est pas forcément très prospère. Nous sommes donc d’autant plus sensibles au phénomène de financiarisation des terres agricoles
La financiarisation des terres est-elle un phénomène nouveau ? Malgré l’amélioration de la capacité d’intervention des Safer, on voit en effet arriver un risque fort de financiarisation de l’agriculture. L’acquisition d’exploitations il y a deux mois dans l’Indre par des groupes chinois a surpris tout le monde. Une Safer peut intervenir dans une transaction si seulement 100% des parts sociales sont vendues. L’exemple de l’Indre a permis de démontrer qu’avec 99% des parts vendues et une part conservée par l’ancien propriétaire, une transaction peut échapper à tout contrôle. En France, dans un grand pays agricole doté de l’outil Safer, des groupes financiers – notamment étrangers – peuvent donc acheter du foncier de façon massive sans moyens de contrôle, et en mettant sur la table trois fois plus d’argent que cela ne vaut… ce qui déstabilise d’autant le marché local. Le risque ne vient pas seulement de l’étranger, comme certains pourraient le craindre. Des groupes financiers nationaux, bancaires, d’assurance-vie et potentiellement de la grande distribution et de l’agroalimentaire sont aujourd’hui tout à fait intéressés par l’achat de foncier agricole. Si cette option était malheureusement choisie ou devait s’appliquer faute de moyens suffisants de contrôle, l’agriculture familiale et l’installation des jeunes agriculteurs n’existeraient plus. C’est un véritable enjeu.
Quel sont les risques liés à cette financiarisation ? Outre une déstabilisation du marché du foncier, la finance va où ça rapporte le plus. Prenons l’exemple de l’agriculture anglaise. Il y a cinquante ans, l’Angleterre avait exactement le même modèle d’agriculture familiale propriétaire que nous. Il avait fallu cent ans pour la construire. En trente ans, elle a été remplacée par une agriculture financiarisée avec des capitaux extérieurs à l’agriculture. Dans une période de crise comme celle que traverse actuellement notre agriculture, le risque est de voir ces capitaux se retirer des structures de production. On ne produira donc plus ? C’est ce qui s’est passé dans l’industrie. Il ne faut pas hésiter à faire le parallèle avec ce secteur d’activité. Avec un autre risque sous-jacent. L’Europe importe aujourd’hui l’équivalent de 35 millions d’hectares d’équivalent alimentation. La France, c’est 28 millions d’hectares de production. Si des investisseurs étrangers achètent des terres agricoles françaises, on augmente encore le déficit et on fait peser, de plus, un risque fort sur l’autonomie alimentaire française.
Avec le projet de loi Sapin 2, le législateur souhaite s’attaquer à ce phénomène… Aujourd’hui, un propriétaire privé, personne physique,
qui vend une terre est obligé de le notifier à la Safer. Ce même privé, personne physique, qui met son foncier dans une société d’exploitation peut, en toute opacité, vendre sans que la Safer puisse intervenir. Il faut retrouver une équité et une éthique. La loi Sapin 2* peut offrir cette possibilité. L’Assemblée nationale a voté en première lecture la possibilité pour les Safer d’intervenir sur les ventes de parts sociales quand le foncier est individualisé. Le législateur a imaginé pouvoir intervenir en spécialisant des parts sociales qui seraient bien représentatives du foncier.
Daniel CROCI pour Réso Hebdo Eco www.facebook.com/ resohebdoeco