Dossier spécial

Détecter et accompagner la souffrance morale des dirigeants

Expérimentée dès 2013 par le tribunal de commerce de Saintes, l’APESA pour Aide psychologique aux entrepreneurs en souffrance aiguë est aujourd’hui opérationnelle dans 96 juridictions disséminées sur l’ensemble du territoire
avec toujours la même volonté de sortir de leur isolement
les dirigeants souffrant de graves dépressions.

© Alexandra MARQUET - Attemane Slimane, le président et maître Gauthier Sommelette, greffier du tribunal de commerce de Bar-le-Duc
© Alexandra MARQUET - Attemane Slimane, le président et maître Gauthier Sommelette, greffier du tribunal de commerce de Bar-le-Duc

Comment allez-vous ? Pendant longtemps, cette question a tout simplement été bannie de la culture, du discours et même du vocabulaire entrepreneurial. Et pourtant, la mauvaise santé financière d’une entreprise atteint inévitablement la santé psychologique de son dirigeant. Stress constant, trésorerie tendue, carnet de commandes réduit, fatigue chronique, problème relationnel avec des partenaires ou des salariés. Les raisons d’un mal-être ou d’une souffrance sont nombreuses et poly-factorielles. Elles peuvent être également liées à la sphère privée qui peut impacter les capacités de travail. Reste que sans solution, sans réponse, elle peut conduire progressivement vers des idées noires pour des patrons qui n’ont pas appris à s’écouter, à dire «stop»... et surtout à appeler à l’aide. Le tabou est trop grand. Honte, dévalorisation ; autant de sentiments qui enferment le chef d’entreprise qui se doit d’aller toujours bien. Envers et contre tout. Si les suicides des agriculteurs font la UNE des journaux, tous les secteurs d’activité sont concernés et personne ne peut se dire épargné. Le principal facteur de risque est la dépression bien souvent non diagnostiquée et donc non-traitée. Longtemps passée sous silence, la détresse psychologique des entrepreneurs est désormais prise en compte et accompagnée. La crise économique de 2008 a marqué un virage avec une hausse des entreprises en difficulté constatée par les tribunaux de commerce à l’heure où la tendance du «mieux vivre en entreprise» commençait à émerger. Conscient de cette réalité, le tribunal de commerce de Saintes a été le pionnier en France à expérimenter le dispositif APESA qui permet à des chefs d’entreprise en souffrance aiguë de bénéficier d’une prise en charge psychologique gratuite et confidentielle par des psychologues spécialisés à proximité de leur domicile. Dans ce climat de confiance, ils parviennent enfin à lâcher prise et à mettre des mots sur leur situation.

Détecter puis passer le relai aux professionnels habilités

Le plus difficile est de détecter ces professionnels potentiellement en danger. Mal-être, trouble de l’humeur, insomnies, perte d’appétit, consommation excessive d’alcool ou de médicaments ; autant de signaux qu’il ne faut pas prendre à la légère. Pour y parvenir, des sentinelles sont formées. «Nous ne posons pas de question sur l’origine du mal-être, nous ne savons pas ce qui se passe après. Tout est confidentiel. L’intervention est réussie, une fois l’alerte passée en accord avec le dirigeant», tient à préciser Attemane Slimane, le président de l’association meusienne. Une fois la fiche d’alerte remplie, la prise en charge est mise en œuvre en moins d’une heure. Cinq consultations avec un psychologue sont financées par ce dispositif dont l’enjeu est de sortir de l’isolement le dirigeant, de l’écouter, de ne pas le juger et surtout de lui offrir un espace d’écoute.

Toute personne présente au sein d’un tribunal de commerce peut ainsi être formée que ce soient les greffiers, les juges, les mandataires, les avocats, les collaborateurs de la justice commerciale. Le dispositif s’étend également à l’entourage des dirigeants avec les experts-comptables, consulaires, assureurs, banquiers... «Désormais les alertes ne viennent pas du tribunal de commerce mais des différents partenaires», se félicite maître Gauthier Sommelette, greffier du tribunal de commerce de Bar-le-Duc et de Briey. En France, 5 535 sentinelles ont été formées à détecter ces signes qui doivent interpeler et 1 763 psychologues sont prêts à recevoir les dirigeants en danger. Créée en 2001, l’association meusienne a désormais une force de frappe reconnue. Elle pourrait évoluer et se mutualiser pour couvrir également le territoire de Briey, explique maître Gauthier Sommelette, ajoutant que certaines sentinelles pourraient intervenir sur les deux territoires qui ont un greffe commun et des habitudes communes. Au-delà de ce dispositif, les tribunaux de commerce regrettent que leur rôle dans la prévention des difficultés économiques de dirigeants ne soit pas suffisamment mis en avant. «En agissant en amont, on pourrait éviter ces alertes de derniers recours.» Mieux vaut prévenir que guérir, un vœu pieux en économie comme en santé en France où les politiques de prévention ne sont pas à la hauteur des enjeux.