Déroute industrielle à Calais, menace sur Caudry

Ce n’est peut-être pas la fin de la filière mais ça y ressemble fort. À Calais, depuis quelques mois, les redressements judiciaires se succèdent dans la filière dentellière : après Noyon, 115 salariés, en janvier dernier, le teinturier Color Biotech, 27 salariés, et le fabricant Desseilles, 74 salariés, sont en grande difficulté. Récit d’une catastrophe générale. Ou d’un ultime sursaut.

«On ne peut pas travailler sans fil. On a un carnet de commandes encore à tenir et de la facturation», souligne Renato Fragoli, secrétaire du comité d’entreprise de Desseilles.
«On ne peut pas travailler sans fil. On a un carnet de commandes encore à tenir et de la facturation», souligne Renato Fragoli, secrétaire du comité d’entreprise de Desseilles.

Dans les ateliers calaisiens, le calme est de rigueur. Quelques rares commandes ont récemment fait tourner quelques métiers à tricoter et à tisser chez Noyon, Desseilles et Codentel. Sur la place, seul le fabricant Storme fait régulièrement résonner ses murs avec les vieux Leavers. Depuis les reprises de Desseilles (le groupe Yongshen en 2016) et de Noyon (par ses clients Vandevelde, Etam et La Perla la même année), la baisse s’est accrue : Desseilles est passé sous la barre des 4 millions d’euros et ne tient que par les apports en compte courant de son tuteur chinois. Le 7 juin dernier, le tribunal de commerce de Boulogne-sur-Mer l’a placé en redressement judiciaire et a donné trois mois pour trouver un repreneur. Venus en nombre, les salariés ont manifesté un certain mécontentement, mais la direction (qui n’a pas souhaité s’exprimer) a cessé toute aide financière venue de Chine.

La trésorerie de Desseilles ne permet pas de payer les salaires de juin et les fournisseurs. «On ne peut pas travailler sans fil. On a un carnet de commandes encore à tenir et de la facturation», soulignent les délégués syndicaux du comité d’entreprise du dentellier. Le 18 juillet, une audience d’étape donnera des indications sur l’avenir de Desseilles. Idem pour Color Biotech si un repreneur n’est pas trouvé d’ici là. Les actionnaires caudrésiens (Machu, propriétaire de Solstiss, et Bracq) sont inquiets. La production calaisienne baissant, c’est également l’activité qui chute. Le teinturier a investi dans une rame de 6 mètres pour teinter ses pièces destinées à la robe, mais les volumes baissent même à Caudry. Sur la place de Calais, Desseilles ne teinte plus chez Color depuis sa sortie du capital. Chez Noyon, les nouvelles ne sont pas meilleures. Le dentellier phare de la place de Calais a facturé moins de 10 millions d’euros l’an dernier, contre 20 il y encore cinq ans. L’année 2019 s’annonce pire encore. Noyon est entré dans un énième redressement judiciaire en février dernier. Malgré deux commandes conséquentes ces derniers mois, le fabricant s’attend, comme tous ces confrères, au calme de l’été.

Recentrage en cours

Codentel, également repris en 2016 par le groupe caudrésien Holesco, voit aussi son activité décliner, au point que son actionnaire doit le soutenir en permanence pour éviter le tribunal de commerce. Ses métiers ont commencé à rejoindre le site calaisien du groupe à Marck (chez la filiale Riechers & Marescot et l’entreprise de finition Hurtrel, récemment acquise). Engagé dans un plus vaste déménagement à Caudry où il rassemble ses moyens de production, le dirigeant d’Holesco, Romain Lescroart, reste inquiet : la place des fabricants caudrésiens aurait perdu plus d’un quart de son chiffre d’affaires en 2018 (estimé à 50 millions d’euros). Caudry ajuste ses effectifs et certaines entreprises connaissent le chômage partiel.

La situation a fait réagir le Conseil régional qui avait financé les reprises des dentelliers calaisiens en 2016. Trois ans après, les sociétés Codentel et Desseilles n’ont pas décollé. Si le cabinet de Xavier Bertrand reçoit beaucoup ces derniers temps, il lui sera difficile de mettre d’accord les dirigeants d’une profession dont les activités sont fortement concurrentielles (avec peu de clients et peu de commandes) et qui est connue pour se désunir depuis des lustres. «Il faut tout remettre à zéro, dit un fabricant sous le sceau de l’anonymat. Tout ! La production doit être répartie, les prix doivent être a minima, une teinturerie peut suffire à Calais et Caudry. Il faut choisir si le tricotage doit être abandonné et se recentrer sur le Leavers…» Un retour à l’esprit artisanal plutôt que de se battre pour conserver une stratégie industrielle qui n’offre plus de volumes ?

Le sursaut ou les enchères ?

Six fabricants à Caudry, cinq à Calais, deux teintureries, trois ateliers de finitions et de clipping, deux ourdisseurs, encore quelques mécaniciens… personne n’est en bonne santé. La filière dentelles ne tient qu’à quelques fils, les vocations se raréfient et la moyenne d’âge des salariés continue de monter… Pour autant, le produit reste exceptionnel et les savoir-faire encore conséquents. Aidée à de nombreuses reprises, la filière n’en finit pas de s’épuiser depuis vingt ans. Les aides (Etat, Région, collectivités locales) auront en fait accompagné une mort lente. La mairie de Calais parle de site de recyclage du verre avec le groupe propriétaire de Desseilles… laissant les salariés perplexes.

Si l’activité globale des dentelliers se réduit à cause des modes de consommation, de la concurrence des prix asiatiques, des clients qui réduisent les coûts parce qu’eux-mêmes menacés par la concurrence asiatique, les capacités de production calaisienne et caudrésienne sont conséquentes : 5 à 600 métiers Leavers au moins sur les deux sites. Moins de 20% tournent régulièrement pour les robes comme pour la lingerie. Si Caudry a beaucoup acheté de métiers au fil des fermetures calaisiennes, il est à craindre que le concurrent japonais Sakae (qui dispose de 80 Leavers sur trois sites en Asie) continue de se développer en robe et menace Caudry. Quid des métiers Desseilles et Noyon si les entreprises arrivent en liquidation ? Rien aujourd’hui ne protège juridiquement ces métiers d’un départ vers un autre concurrent : les avoir classés au patrimoine historique ne peut contrevenir au droit de la propriété. Et si les outils des dentelliers finissent aux enchères, que feront les pouvoirs publics pour les protéger de l’exil ?