Virtuel : les institutions culturelles se transforment-elles en parc d'attractions ?
Casque de réalité virtuelle, parcours sonore... Des institutions culturelles pionnières explorent ces outils numériques plébiscités par certains visiteurs. Les interrogations sont nombreuses, dont celle d'une éventuelle attrition du savoir au profit du seul divertissement.
« Qu'apportent les projets numériques et immersifs à l'expérience de visite et au visitorat des musées ? ». Une table-ronde était consacrée à ce sujet émergent dont s'emparent de plus en plus d'institutions culturelles, dans le cadre du salon Muséum Expo, le 14 janvier, à Paris.
Les représentantes de trois institutions pionnières, Hangar Y, le Musée national de la marine et le Muséum national d'histoire naturelle, étaient venues témoigner de leurs expériences. Au Hangar Y, lieu culturel ouvert à Meudon, en mars 2023, les visiteurs mettent un casque de RV, réalité virtuelle, pour vivre une « épopée » : celle de ce hangar qui a abrité le premier vol de dirigeable en circuit fermé en 1884. « Notre pari a été de proposer une expérience immersive dès l'ouverture de Hangar Y. Durant une demi-heure, le visiteur est plongé dans l'histoire de l'essor de l'aéronautique ; il devient acteur du premier vol de dirigeable en France », témoigne Célia Boyer, responsable expérience visiteur de Hangar Y.
Le Muséum national d'histoire naturelle (Paris) a proposé à ses visiteurs une expérience immersive temporaire dans les « Mondes disparus » il y a 3,5 milliards d'années, au milieu des libellules géantes... Le dispositif a été conçu par 30 paléontologues de l'établissement, en collaboration avec un producteur, Excurio. « Il s'agit d'une expérience atypique pour nous », souligne Stéphanie Targui, chargée de mission innovation numérique et audiovisuelle au Muséum.
Quant au musée national de la Marine (Paris), il a mis en place un autre type de dispositif : un parcours sonore. L'application gratuite « La boussole » accompagne les jeunes visiteurs (8 à 12 ans) écouteurs dans les oreilles. « Une sirène invite les enfants à regarder des œuvres qui lui confient des secrets. Les sons immergent l’enfant dans des scènes différentes », décrit Lucie Aerts, cheffe du service médiation au Musée.
80 000 visiteurs dans les « Mondes disparus »
A en suivre les témoignages des pionniers, ces premières expériences sont encourageantes : les expériences immersives attirent. Au Hangar Y, le dispositif -payant – a été choisi par 24 000 visiteurs depuis l'ouverture du lieu, soit environ 13% du public total. Au Muséum national d'histoire naturelle, « l'appétence était là », constate Virginie Mathurin, directrice adjointe du grand site du Jardin des plantes. En neuf mois, « Mondes disparus » a attiré 80 000 visiteurs, soit 4,5% du visitorat du complexe du site du Jardin des plantes qui comprend cinq lieux de visites. Taux de remplissage : 81%. Et les visiteurs sont satisfaits. Au Muséum d'histoire naturelle, « c'est l'offre la plus plébiscitée des dernières années », note Virginie Mathurin. 67% des visiteurs de Hangar Y ont attribué à l' «épopée » une note entre 9 et 10.
Toutefois, au delà de cet enthousiasme, de nombreuses interrogations demeurent quant à l'utilisation de l'outil immersif au regard des missions de ces institutions. Ainsi, le Muséum constate que pour de nombreux visiteurs, l'expérience s'apparente plus à du divertissement qu'à une offre culturelle, l'immersion détournant l'attention de la connaissance. Autre difficulté, la cybercinétose, - un malaise lié à la RV- mentionnée par un visiteur sur dix.
Autre difficulté encore : parvenir à évaluer finement l'impact de ce type de dispositif sur le public ! L'équipe du Musée national de la marine s'y est attelée grâce à l'aide de Mélissa Mathieu, doctorante en musicologie à l'Université d'Aix Marseille, qui consacre une thèse au sujet. La sirène- le personnage de fiction - suscite-t-elle l'attention ? Donne-t-elle de l'émotion ?... Les premiers résultats de l'étude ont permis de réaliser de premiers ajustements. Par exemple, « La boussole » est désormais adressée aux enfants à partir de 8 ans et non plus de 7.
Forte attente chez les jeunes
Les études des publics montrent aussi que les attentes des visiteurs sont en pleine évolution et très différenciées. En matière de numérique, aujourd'hui, « les deux tiers (65%) des visiteurs sont satisfaits de l'offre existante. Un quart seulement (24%) voudraient plus de propositions numériques. L'attente est plus marquée chez les jeunes (36%) et les familles avec enfants », explique Olivier Allouard, directeur de l’institut Gece qui publie un baromètre sur les publics des musées et des lieux patrimoniaux. En sens inverse, 11% des sondés désirent moins de numérique.
Par ailleurs, les expériences immersives constituent un sujet en soi, clivant. « Nous avons quasiment deux publics », pointe Olivier Allouard : 37% des sondés ne veulent pas d'expériences immersives ; 53% d'entre eux considèrent ces dispositifs intéressants à condition qu'ils complètent, améliorent une offre de visite, mais ne souhaitent pas qu'ils s'y substituent. Et 10% seulement des personnes interrogées sont intéressées par une offre totalement immersive.
Reste qu 'en la matière, l'expérience du public est pour l'instant limitée : 9% des sondés seulement ont déjà visité une exposition immersive. Plusieurs signes indiquent toutefois que ce chiffre pourrait bien croître de manière significative dans les années à venir. Culturespaces, opérateur dans le domaine culturel, a ouvert deux espaces consacrés aux expériences immersives à Paris (L'Atelier des lumières) et à Bordeaux ( les Bassins des Lumières) .Un nouvel opérateur a vu le jour : le réseau de salles Eclipso cultural adventures « référence du divertissement culturel en réalité virtuelle », à Paris, Lyon, Bordeaux ( outre Atlanta, Londres et New-York). Il propose l'expérience « Mondes disparus ». Et aussi, « Impressionnistes, Paris 1874 », qui avait été réalisé à l'occasion de l'exposition sur la première exposition de ce courant artistique, au musée d'Orsay, à Paris, en 2024.