Une réflexion sur les stéréotypes

C’est une étude décentrée et audacieuse qui est sortie le mois dernier de l’Observatoire de responsabilité sociétale des entreprises (ORSE). Un rapport de 42 pages, issu d’une enquête réalisée par Sylviane Giampino, psychanalyste et spécialisée dans la conciliation, et Brigitte Grésy, membre de l’Inspection générale des affaires sociales et auteur d’un Petit traité contre le sexisme ordinaire, vient mettre en exergue des problématiques, parfois sociales, parfois psychologiques mais toujours pertinentes.

L’intitulé interpelle : “Le poids des normes dites masculines sur la vie professionnelle et personnelle des dirigeants et chefs d’entreprise”. Sylviane Giampino et Brigitte Grésy se sont entretenues avec des dirigeants et les ont questionnés sur ces normes. Le biais de la réflexion est nouveau. D’habitude, les questions de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) qui portent sur l’égalité hommes/ femmes sont au bord des clichés : les femmes sont victimes, les hommes conservent jalousement leurs attributs de toute-puissance… Il faut donc rétablir l’équilibre et les deux femmes ont décidé de prendre le problème à rebours. “Moins fréquente (…) est la réflexion sur les stéréotypes et plus précisément les normes masculines qui s’imposent aux hommes dès l’enfance et peuvent expliquer, pour une part, les inégalités constatées sur le marché du travail.” Dès l’introduction, les deux femmes affirment la nature paradoxale de ces normes. Celles-ci fonctionnent comme un outil de cooptation masculine qui est garant de la légitimité du pouvoir masculin mais qui s’avère également être un “carcan” pour des hommes qui se trouvent prisonniers des “comportements sacrificiels” et “des conduites de surinvestissement” qui les enferment et ne laissent pas de place aux femmes.

Des paradigmes discutés. Les deux auteurs de ce rapport ont écouté une vingtaine de dirigeants et de cadres : Jean-Paul Bailly, PDG de La Poste, Michel Landel, directeur général de Sodexo, Stéphane Richard, PDG de France Telecom-Orange, des cadres de Total, de PSA, du Crédit agricole ou de BNP… Ils se sont ainsi livrés sur deux grandes problématiques : la soumission à des “stéréotypes” et les “liens entre parcours professionnel et personnel” lors de réunions de deux heures. L’objet : valider ou non ces normes et observer les évolutions de la psyché sociale des hommes. D’abord, les normes dites masculines : “éviter les normes dites féminines (empathie, écoute, recherche du consensus émotivité…). Etre un gagnant, ne jamais montrer une faille dans l’armure, faire partie d’un clan”. Les deux enquêtrices notent avant tout que les hommes ont du mal avec ce sujet et manifestent peu d’intérêt à son égard. Mais les répondants sont unanimes : “Non, ils ne se reconnaissent pas dans ces règles pour être un homme au travail. Mais cette réaction est souvent porteuse d’ambivalence et, parfois, ils ont pu dire qu’ils ne savaient pas quoi répondre, manifester un certain scepticisme plutôt qu’un rejet. Toutefois, rarement une adhésion confirmée a pu être constatée.” Les dirigeants remettent en cause les paradigmes des enquêtrices : les marqueurs de la masculinité ne leur paraissent pas pertinents ; la culture du “même” est à rebours de l’entreprenariat, par nature divers et original. Chez les jeunes cadres, les paradigmes de l’enquête leur semblent appartenir à une autre époque (celles des «clubs cigare»). Pour les deux types de répondants, l’entreprenariat n’est pas lié à des marqueurs sexués.

La norme sans le normatif. La suite donne cependant raison aux enquêtrices : toutes les personnes interrogées conviennent rapidement qu’il faut “être un gagnant”. Concurrence, compétition, rivalités, meute, chef… : certes, mais les dirigeants reformulent la problématique en parlant plutôt d’un “accomplissement de soi”. Brigitte Grésy et Sylviane Giampino relèvent ainsi une forme d’ “injonction à l’excellence” dans la pratique de leur métier de dirigeant. Injonction partagée par les femmes dirigeantes qui prennent le pli “masculin” comme l’exprime un dirigeant : “Plus les femmes montent en responsabilité, plus elles empruntent ces comportements de dureté.
L’organisation du temps vient répondre au marqueur masculin prédominant dans les instances dirigeantes des entreprises : “un dirigeant explique que le temps (la présence des hommes le soir dans les organisations de travail, leur disponibilité plus grande, etc.) joue le rôle initiatique permettant l’entrée des hommes dans le clan des dirigeants. (…) Ce sont les personnes visibles à toute heure, donc le plus souvent des hommes, qui en bénéficient”, peut-on lire dans le rapport. Mais le marqueur “clan” fonctionne aussi chez les femmes : les clubs de copines existent selon un dirigeant. Le facteur “élogieux” de la place de la vie professionnelle chez le dirigeant n’est généralement pas remis en cause par les répondants : “le succès appelle le succès” selon l’un d’eux ; “l’homme joue quelque chose de vital dans son parcours professionnel” estime un autre. Les mêmes revendiquent aussi “être à 100 % famille” ce qui relève quand même de l’ubiquité ! Grand témoin de l’enquête, Mercedés Erra, présidente exécutive d’Euro RSCG, conclut la séquence du précepte : “Un garçon, tu es obligé de le retenir,une fille, tu dois la pousser.”

Parité, diversité et discrimination négative. Une reconnaissance du travail des femmes, à connotation différentialiste, se dessine parfois, fondée sur le fait que les femmes développeraient des qualités essentielles pour une gouvernance moderne, ce fameux leadership au féminin dont le leitmotiv envahit les discours actuels sur la performance. Un dirigeant souligne ainsi que des modèles de management se rapprochent de systèmes relationnels plus souvent incarnés par des femmes : l’écoute, la valorisation des équipes, la collaboration. Comme si les femmes avaient plus de chance de prendre là encore des postes.” Une discrimination positive qui cantonne les femmes dans un rôle et qui laisse aussi aux hommes les premiers rangs… La plupart des grands patrons interrogés déclarent militer en faveur des femmes dans des rôles dirigeants : soutien aux réseaux de femmes cadres, financement des congés paternité, louange sur la mise en valeur des équipes… Les femmes sont porteuses d’espoir pour les hommes dirigeants mais elles sont aussi appréhendées via le soupçon et suscitent parfois de l’inquiétude : “Les femmes prennent de plus en plus le dessus nous dit un cadre. Et comme elles sont fortes, moins focussées sur la politique et plus sur le résultat, elles poussent les hommes.” L’ère des quotas est d’ailleurs mal ressentie par certains cadres qui parlent de “discrimination négative à l’égard de l’homme”. Et d’y voir une concurrence déloyale : “Aucun problème avec la diversité et la parité, nous disent-ils, si chacun joue les mêmes règles. Mais si quelqu’un est promu parce que c’est une femme et qu’à cause de cela elle a plus de droits, alors ce n’est pas loyal.” Et les auteurs du rapport de conclure sur une reconfiguration des normes masculines et féminines vers des normes qui s’universalisent.

Question de sphères… Les deux enquêtrices abordent les liens entre sphères professionnelle et privée. Le moteur principal réside dans “un besoin vital de mouvement”, mouvement qui s’accompagne d’opportunités, de rencontres et de chance qui forment le parcours, souvent divers, des dirigeants. Ce besoin vital est ou non partagé par la famille : “Je n’ai pas vraiment associé mon épouse à mes choix, je le confesse. Pourquoi ? Sur l’instant, je n’ai pas pensé que c’était des décisions à risque de rupture. Le vrai sujet, sur l’instant, est plus dans le parcours qui s’offre, dans le désir que ça suscite.” La plupart des dirigeants semblent donc habités par le travail au point de faire de la sphère familiale un satellite d’une planète principale. Le modèle de la femme qui s’ajuste est peut-être consécutif à cet élan vital. Les premiers mots des réponses des dirigeants concernant les femmes sont pour leur mère : “Presque tous citent leur mère, l’associant comme point d’origine à leurs préoccupations concernant les rapports entre les femmes et le travail et leur désir de plus d’équité.” Autre manière d’appréhender la femme, l’incarnation du réel. Des dirigeants qui travaillent tout le temps perdent le lien avec le concret ; les femmes jouent le rôle de rappel au réel. Plus loin, les enquêtrices interrogent sur le choix des responsabilités : “Entre les enfants, ma femme et l’entreprise ? C’est la bonne question, le conflit des responsabilités. Avec les enfants, je préserve le temps de qualité, les passages obligés, le rituel comme la semaine de ski, la piscine le dimanche matin.” Pas de réponse sur les deux autres piliers. Les dirigeants aiment que leurs femmes travaillent car c’est une “source de réassurance, une caution de réussite de leur modèle égalitaire”. Les arbitrages dans l’organisation des semaines et des tâches quotidiennes sont mieux répartis, notamment chez les couples de jeunes cadres. De toutes ces rencontres midirectives et approfondies, les deux enquêtrices tracent quatre aspirations essentielles : c’est la compétition qui génère ce que les enquêtrices appellent “normes masculines”. Les jeunes hommes sont en train d’opérer “de nouveaux réglages” : la précarité du marché du travail les amène à “transférer une partie de leur investissement dans la vie personnelle”. Troisième remarque, l’inégalité hommes-femmes ne se comprend pas sans la dualité père-mère. Enfin, il semblerait que les hommes prennent “douloureusement” conscience d’être en train de partager la sphère dirigeante du monde du travail…