Une nouvelle page s'ouvre pour la Jenlain
L’arrivée d’une nouvelle génération à la tête de la Brasserie Duyck s’accompagne de changements d’envergure. Mathieu Duyck, 35 ans, s’apprête à prendre la direction d’une maison n’ayant pas loin de trois fois son âge. Une transition bien préparée, qui s’est faite en douceur, mais qui coïncide avec de nombreux changements, parfois radicaux.
À peine un an après avoir dévoilé sa nouvelle salle de brassage, la Brasserie Duyck, qui produit la Jenlain, dévoile toute une série de choix stratégiques pour le moins radicaux. Une mutation qui coïncide avec l’arrivée à la tête de l’entreprise de Mathieu Duyck, mais qui a déjà été largement préparée par son père, Raymond, encore en poste jusqu’à la fin de 2017. Une façon d’amorcer la transition en douceur pour le père et le fils, et les 47 salariés de l’entreprise. Il n’empêche que la remise en question est d’envergure : l’entreprise bientôt centenaire, fondée en 1922 à Jenlain, a revu tous ses fondamentaux, de son packaging et son positionnement à son mode de distribution. Un pari osé qui portera ses fruits et ouvre une nouvelle ère pour la brasserie, espère Mathieu Duyck. «Il y a environ deux ans, nous avons lancé une grande réflexion sur la façon dont notre marque et nos produits étaient perçus, et on s’est aperçu de graves incohérences dans notre gamme et notre packaging. Surtout, on s’est rendu compte que nos consommateurs ne nous connaissaient pas. Beaucoup pensaient soit que nous appartenions à un grand groupe, soit que nous étions une très grosse brasserie. Malgré son histoire et sa dimension familiale, en termes d’image, notre propre marque nous échappait. On a jugé important de nous recentrer autour de ce qui fait notre identité.» Exit donc la multitude de produits aux packagings disparates : la marque se recentre autour d’une gamme resserrée de trois bières, présentées dans des bouteilles aux lignes et aux étiquettes épurées, que distingue un jeu de couleurs. Jenlain veut jouer la carte de l’élégance et de la sobriété, mais sans prétendre lorgner du côté du luxe. «Nous restons qui nous sommes», assure Mathieu Duyck, mettant en avant les valeurs de convivialité et de simplicité qui restent celles de la marque. Les contre-étiquettes, comme les packs de six petites bouteilles et les boîtes, s’ornent désormais de textes de Robert, Raymond et Mathieu Duyck retraçant la saga familiale, ainsi que de photos de salariés de la brasserie. Une jolie façon de redonner une dimension humaine à la marque. «Certains de nos concurrents s’inventent un passé, une histoire qu’ils n’ont pas, à des fins de marketing. Nous, nous avions tout sous la main − une histoire familiale et un patrimoine forts −, mais nous n’avions jamais pensé à les mettre en avant. Aujourd’hui, les consommateurs sont dans une recherche d’authenticité, de local. En tant que PME familiale, c’est exactement notre positionnement depuis toujours, il fallait juste le rappeler.»
Un marché recomposé. Derrière ce produit repensé et mieux mis en valeur, réside le cœur de la stratégie de la brasserie : un repositionnement en termes de prix et de canaux de distribution. Un mouvement salutaire, dans un secteur en pleine recomposition avec l’émergence de quantité de nouveaux arrivants, portés par un réel engouement pour la bière depuis quelques années, qui redistribuent les cartes du marché de la bière. «Chacun son métier et chacun sa place sur le marché, nous ne prétendons pas faire de l’ombre aux très gros, ni avoir la souplesse des très petits. Nous sommes entre les deux, sur le créneau des brasseurs historiques. À nous de réaffirmer notre identité.» Et surtout, de mettre en avant la qualité de la bière produite à Jenlain, qu’une présence de longue date avait presque fait oublier. «Quand on fait goûter nos produits aux ‘ beer geeks’ d’aujourd’hui, biérologues et autres, ils sont presque étonnés de constater qu’ils sont très bons. On est tellement connu qu’on nous en oublie presque», explique Mathieu Duyck. En cause : une identité qui a mal résisté aux néons blafards des grands magasins, estiment les Duyck. «Finalement, ce qui a fait notre force a fini par nous causer du tort, analyse Mathieu Duyck. Nous avons été les premiers à être présents en supermarché et à accompagner l’essor de la grande distribution. Mais la guerre des prix que se livrent les grandes enseignes aujourd’hui est mortifère pour les maisons comme la nôtre. Pour les consommateurs, un prix trop bas, c’est un mauvais produit, et en termes d’image c’est désastreux. Nous avons donc bataillé pour imposer aux distributeurs de remonter nos prix, tout en restant très accessibles, à moins de 3 € la bouteille de 75 cl. Ce prix nous permet de nous replacer au même niveau que d’autres brasseurs comparables dans la région et, paradoxalement, d’être plus séduisant.»
Adieu Leclerc. Mais cette riposte dans la guerre des prix a eu un coût pour le brasseur : s’il a obtenu gain de cause auprès de tous les grands distributeurs, il a finalement claqué la porte des négociations avec Leclerc. Non sans un certain plaisir. «Ils ont des méthodes de voyous. Nous, on a une entreprise à faire tourner, avec 47 salariés. On n’est pas là pour jouer, expliquent en chœur le père et le fils, le même sourire sur les lèvres. Et on est loin d’être les seuls à avoir été poussés à bout.» Reste que se priver du réseau Leclerc, c’est faire du jour au lendemain une croix sur 15% du chiffre d’affaires annuel de la brasserie, qui tourne autour de 18 M€. «C’est un pari risqué, reconnaît gaiement Mathieu Duyck, mais on prend un risque calculé. On va faire en sorte de mieux travailler avec d’autres enseignes et d’attaquer ce que nous appelons le ‘troisième marché’, le réseau des cavistes, des épiceries, ou des grandes surfaces spécialisées.» Une cible difficile à séduire pour un produit grand public, mais que Jenlain espère se mettre dans la poche grâce à des bières dédiées, produites en éditions limitées, et une image rajeunie.
1,6 M€ d’investissement. Des ajustements «nécessaires», insiste Mathieu Duyck, mais qui ont un coût : après avoir investi 2 M€ en 2014-2015 pour sa nouvelle salle de brassage, Jenlain vient de consentir 1,6 M€ pour financer l’ensemble de sa nouvelle stratégie. Le changement de bouteilles, d’étiquettes et de packs a en effet nécessité l’achat de machines adaptées sur les lignes de production, d’où sortent 106 000 hectolitres de bière chaque année. «Ça a un prix, mais tout cela était indispensable pour pérenniser la marque et la relancer pour les cent prochaines années», sourit Mathieu Duyck. Et le jeune dirigeant ne compte pas s’arrêter là, il va, au contraire, s’atteler à booster la présence de Jenlain à l’international, pour atteindre à terme les 10% de CA, contre un petit 1% aujourd’hui. Un autre grand chantier qui s’ouvre.