Une agriculture sans agriculteurs ?
A rebours de l’image idyllique de la ferme familiale, les terres agricoles françaises sont de plus en plus possédées par des sociétés financiarisées, dénonce l’association Terre de Liens. Se jouant des contraintes juridiques, elles développent une agriculture intensive sur de grandes exploitations.
Promesse de campagne électorale d’Emmanuel Macron, une loi d'orientation et d’avenir agricoles, destinée à relever le défi des générations, fait actuellement l’objet d’une concertation. Et le défi est de taille, à en suivre l’état des lieux et l’évolution de la propriété des terres agricoles en France, réalisé par Terre de Liens, association qui milite pour une agriculture paysanne.
Début mars, à l’occasion du Salon international de l’Agriculture à Paris, elle publiait son «deuxième rapport sur l’état des terres agricoles, en France». D’après ce dernier, le sujet de la propriété relève quasiment du tabou : la dernière statistique officielle date de 1992. Le constat de Terre de liens, lui, est celui d’une «financiarisation des terres».
Car un acteur nouveau s’est imposé : les sociétés d’exploitation agricole, qui associent agriculteurs et non agriculteurs (entreprise agroalimentaire, fonds d’investissement…) représentent aujourd’hui 42% des fermes et couvrent 68% de la SAU, Surface agricole utile. Elles sont particulièrement présentes dans les zones de culture à forte valeur ajoutée (Aquitaine, Centre et Nord-Est de la France) où de grandes fermes fonctionnent sur un modèle d’agriculture intensive, dans le cadre d’une organisation qui sépare travail, terre et capital. Parmi ces sociétés, certaines s’avèrent particulièrement inquiétantes, d’après Terre de Liens : les sociétés agricoles financiarisées, dont le capital ouvert permet à des investisseurs non agricoles de prendre le contrôle des fermes. C’est en particulier le cas des sociétés civiles d’exploitation agricole (SCEA) et autres sociétés commerciales (sociétés anonymes, SARL). Au total, ces sociétés financiarisées possèdent déjà une ferme sur 102 et contrôlent 14% de la SAU. «Ces sociétés connaissent aujourd’hui un essor sans précédent qui consacre une agriculture de firmes aux mains des investisseurs (…). Une nouvelle marche a été gravie sur l’échelle de l’intégration de l’agriculture à l’industrie agroalimentaire», décrit le rapport.
Concrètement, d’après Terres de Liens, des entreprises choisissent de passer de la contractualisation avec des agriculteurs à la maîtrise directe des terres. Par exemple, dans les Bouches-du-Rhône, Euricom, premier groupe européen dans le négoce du riz, possède 1 300 hectares de culture de riz sous indication géographique protégée (IGP). Autour de Grasse, dans les Alpes-Maritimes, Chanel et L’Oréal achètent des parcelles à prix d’or (entre 500 000 et un million d’euros, soit deux à quatre fois le prix des terres localement) pour produire leurs plantes à parfum… Auchan, fleuron de la grande distribution, a acquis plus de 800 ha de terres par le biais de sa foncière Ceetrus France.
Un cadre juridique insuffisant
L’échéance du départ à la retraite d’au moins un quart des agriculteurs d’ici 10 ans laisse présager une emprise accrue de ces sociétés sur l’agriculture française, redoute Terre de Liens. En effet, elles disposent de capacités d’investissements supérieures à celle des autres acheteurs potentiels et se montrent habiles à détourner les mesures légales qui devraient limiter leur essor.
Ainsi, entre 1993 et 2021, les transactions de ces sociétés ont été multipliées par six. Elles représentent aujourd’hui 10% de la valeur des ventes de terres. Le marché parallèle des «parts de société» leur permet d’échapper aux mécanismes de régulation régis par les Safer (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural). Ces dernières sont chargées de veiller au maintien d’une agriculture durable, qui passe notamment par la lutte contre la concentration des exploitations. Or, il suffit de transformer une ferme familiale en SCEA pour que des investisseurs en rachètent des parts et prennent le contrôle de l’exploitation. Au moins 200 000 hectares transitent par ce marché parallèle chaque année, d’après la Safer.
Plus globalement, le rapport de Terre de Liens signale de nombreuses insuffisances dans le cadre légal. Il est vrai qu’une loi votée en 2014 oblige les notaires à informer les Safer des projets de vente de parts de sociétés agricoles. Mais elle ne traite pas le problème de l’opacité sur le prix des terres, et donc de la spéculation. Par ailleurs, le droit de préemption donné à la SAFER sur ces ventes est très facile à contourner.
Quant à la loi de 2021 (dite Sempastous, du nom du député rapporteur) portant mesures d’urgence pour assurer la régulation de l’accès au foncier agricole, sa portée resterait «limitée» selon le rapport. Résultat, il existe une «logique de concentration des terres et de concentration des moyens de production agricole dans des fermes toujours plus grandes et à haute intensité capitalistique», pointe Terre de Liens. Car les limites posées à la taille des structures agricoles en France sont détournées aussi : lorsqu’une ferme sous forme de société d’exploitation atteint le seuil critique d’agrandissement, une nouvelle société est créé. Une étude de la Fédération nationale des Safer sur les départements de l’Eure et de la Seine-Maritime a ainsi révélé que 48 fermes de plus de 200 ha présentes dans ces départements étaient en fait réunies en seulement 19 «sociétés mères», réels centres de décisions stratégiques.
Autre problème, ces sociétés «tirent également profit de la manne que constitue les aides de la PAC», dénonce Terre de Liens. Là, l’astuce consiste à calibrer la taille de l’exploitation selon les critères prévus pour la distribution des aides. Autre caractéristique de cette agriculture financiarisée : elle se passe d’agriculteurs. A l’extrême, certaines sociétés ne travaillent qu’avec des ouvriers agricoles qui exécutent les orientations de l’entreprise mère, voire, elles délèguent la majorité des travaux agricoles à des entreprises de prestation. Ce phénomène, difficilement quantifiable, concernerait au moins 7% des exploitations, d’après le rapport. A la conclusion glaçante : «Cette agriculture de firme l’une des menaces majeures pour l’agriculture française, sonnant définitivement la fin d’une agriculture familiale au service des territoires».