SeaFrance fait de la résistance

Tout n’est pas encore fini pour SeaFrance : les deux offres concurrentes déposées par DFDS et les salariés de l’entreprise seront soumises le 28 janvier aux juges du tribunal de Paris après la décision du 16 novembre dernier de donner un ultime sursis à la filiale maritime de la SNCF. Le naufrage de SeaFrance sonnerait le glas d’un territoire particulièrement touché par la crise avec un chômage endémique. Pétition, mobilisations diverses des élus, intervention du Conseil régional, mise à l’arrêt des navires par l’administrateur judiciaire, les épisodes s’enchaînent. La chronique dramatique de SeaFrance depuis sa mise en redressement judiciaire en 2009 ne fait pas seulement les choux gras de l’actualité : c’est surtout un énorme gâchis qui pulvérise tout un pan de l’histoire économique maritime.

Maintes fois annoncée, la fin de l’entreprise SeaFrance a bien failli être scellée le 16 novembre dernier quand le tribunal de commerce de Paris a prononcé la liquidation judiciaire de l’entreprise… assortie d’une poursuite d’activité de deux mois. Ni DFDS, ni le projet de SCOP porté par les salariés de l’entreprise n’ont trouvé grâce aux yeux des juges. Pourquoi ?
Dans le premier cas, le groupe danois, allié pour la circonstance au Français LD Lines, met 5 millions d’euros sur la table, propose de garder 460 salariés sur 880 qui travailleraient sous contrat français, avec trois navires sur le transmanche. L’offre sociale est insuffisante, surtout dans un Calaisis dont le taux de chômage avoisine 16%, avec 500 salariés de moins s’ajoutant aux licenciements en cascade chez les sous-traitants dont certains risquent la liquidation judiciaire si la compagnie maritime est dans l’incapacité de les payer. Le prix “politique” est extrêmement élevé aussi pour les élus et pour la SNCF, dans la ligne de mire de ces derniers.
Dans le cas de la SCOP, l’offre sociale est naturellement optimale : ses promoteurs garderaient les 880 salariés et étudieraient le cas de la centaine d’intérimaires qu’a mobilisée l’actuelle direction après les deux plans sociaux successifs. Celle-ci avait en effet réduit la voilure de SeaFrance de 40%, passant de 1 461 salariés à moins de 900 en 18 mois.
Avec quatre navires, SeaFrance est probablement trop lourde : les deux offres conviennent toutes deux que la vente d’un bateau est inéluctable (le Molière pour DFDS). Si les offres divergent sur le nombre de salariés nécessaires à la bonne marche de l’entreprise, la question financière est tout aussi prégnante : 5 millions pour SeaFrance et ses bateaux est une excellente opportunité pour une entreprise maritime. Une estimation récente, lors d’une audience du tribunal de commerce de Paris, va jusqu’à 168 millions d’euros. Un euro pour la reprise via la SCOP, avec un investissement public pour les bateaux.

Trouver l’argent. Avec une revente rapide, le repreneur aura une trésorerie suffisante pour redémarrer l’activité. Pour la SCOP, l’enjeu est ailleurs. L’intervention du Conseil régional à hauteur de 10 millions d’euros donne une réelle chance d’emporter le morceau. Les services de la Région étudient les moyens juridiques rendant une intervention possible en investissant dans la nouvelle compagnie SeaFrance. L’actionnariat doit impérativement être formé de 51% des salariés. Avec une part sociale à 50 euros, c’est insuffisant. “La Région achèterait les bateaux et les louerait à la nouvelle société. On a bien fait une passerelle pour le privé qui ne sert à rien à Boulogne- sur-Mer”, argumente Didier Capelle, membre de la CFDT Maritime Nord et un des promoteurs du projet. La démarche est audacieuse mais pourrait se voir contrariée par la réglementation européenne en étant qualifiée d’aide directe ou indirecte… Les multiples apports en trésorerie de la SNCF sont attaqués en justice par P&O, concurrent de SeaFrance sur le transmanche. Mais les pouvoirs publics peuvent-ils abandonner à leur sort près de 500 salariés qui ne seraient pas repris par le groupe danois ?
Plus en amont, il faut s’interroger sur la stratégie de la direction de SeaFrance. Ainsi, en 2007, l’entreprise dégageait encore du résultat (15 millions d’euros de résultats nets pour 242 millions de chiffre d’affaires). Le PDG de l’époque, Eudes Riblier, s’enorgueillissait alors de l’achat du Molière, un PDG totalement muet sur le sort de SeaFrance depuis son départ. En 2008, l’activité ralentissant (un chiffre d’affaires de 223 millions), les pertes affichaient 21 millions d’euros. En 2009, la direction creuse le trou avec des pertes de 58 millions pour un chiffre d’affaires de 179 millions d’euros. En 2010, le chiffre d’affaires dépasse péniblement 150 millions d’euros. Le résultat brut d’exploitation atteint 31 millions d’euros. Plus personne ne sait dire où est le point mort de SeaFrance dans une conjoncture maritime en errance dans les brumes de la crise. Même en vendant un navire et en licenciant près de 1 000 personnes, la direction ne rétablit pas les comptes. Sur la même période, la marge de l’entreprise passe de -9,2% à -20,6% ! Mais les coûts de personnels cadres ont augmenté de 12,5%, passant de 2,57 millions d’euros (pour 31 postes) en 2008 à 3,2 millions d’euros (toujours pour 31 postes) en 2010. “On n’en serait pas là si la SNCF avait recapitalisé SeaFrance l’été 2009”, tonne la CFDT. Aujourd’hui, que reste-t-il dans les caisses de SeaFrance pour boucler l’année ? D’après les chiffres du cabinet d’expertise-comptable Diagoris, la trésorerie à fin novembre est positive. Sur les 24,9 millions d’euros provisionnés pour les deux plans sociaux, il en reste aujourd’hui 11. Et 8 autres millions d’euros ont également été provisionnés pour le paiement de primes vacances, de congés payés. S’ils servent à finir de payer le plan social, les fournisseurs et sous-traitants sont plantés. Les AGS (garantie des salaires) en seront aussi pour leurs frais. SeaFrance pourra-t-elle honorer sa dette d’environ 7 millions d’euros à fin décembre ?

Des navires bloqués. Une telle affaire ne peut laisser l’Etat indifférent. Devant l’écho que prend ce dossier régional et national (via la présence de la SNCF), le ministre des Transports, Thierry Mariani, était attendu à Calais le 19 novembre dernier. Une rencontre avec les promoteurs de la SCOP comme avec des représentants de DFDS était au programme. Les déclarations du maire de Calais, Natacha Bouchart, ont eu raison de cette visite. “Il faut des gens sans passé et sans passif pour SeaFrance” pétitionna-t-elle quelques jours avant la venue du ministre. Une rencontre avec la CFDT avait été orageuse quelque temps avant. “Ce n’est pas Mme Bouchart qui décide des dirigeants de la SCOP”, rétorquait Didier Capelle. Thierry Mariani a donc reçu les syndicalistes à Paris. Sur la Côte d’Opale, les conseillers régionaux Yann Capet et Damiens Carême soutiennent le projet de SCOP, entraînant dans leur sillage le Conseil régional. Certaines villes de la Côte d’Opale, qui ont de nombreux habitants travaillant pour SeaFrance (comme Gravelines), peuvent au nom de l’intérêt général de la commune soutenir l’offre de SCOP. Le feront-elles ? Chez les communistes, une pétition tourne depuis deux mois et une manifestation n’est pas exclue. Côté direction, c’est le silence total, à part un communiqué laconique sur son site Internet annonçant que sur décision des administrateurs judiciaires, “les activités commerciales de la compagnie reprendront dès que les conditions de bon fonctionnement seront garanties”. Bref, si le tribunal de Paris décide une poursuite de l’activité, les administrateurs judiciaires quant à eux bloquent les navires. A Calais, l’irritation monte : “On nous met des bâtons dans les roues”, s’insurge Eric Vercoutre, secrétaire du CE de SeaFrance. Des questions de sécurité sont évoquées mais nul ne sait en fait lesquelles…
Aujourd’hui, c’est la grève du patron”, dénonce Didier Capelle. Par voie de référé, la CFDT a entamé une action judiciaire contre l’arrêt des navires. Le tribunal a fait nommer un médiateur le 22 novembre dernier. Mais la nomination du dernier médiateur pendant les négociations du premier plan social avait duré des semaines. Or c’est désormais la course contre la montre. D’ici le 12 décembre, les nouvelles offres seront soumises au tribunal de commerce de Paris. DFDS devra majorer soit son offre financière, soit son offre sociale, soit les deux. La SCOP dispose aujourd’hui du soutien d’environ 600 salariés et de 300 personnes extérieures. Les familles certes, mais aussi des personnalités comme Catherine Bourgeois, conseillère régionale EELV, Jacky Hénin, député européen PCF, Serge Péron, maire PS de Marck-en-Calaisis, de Philippe Blet, président DVG de Cap Calaisis, qui soutiennent à titre personnel la démarche. Egalement le Comité régional des transports et même la CGT de P&O. Une mobilisation générale qui espère peser dans la balance du tribunal.