Repenser l’organisation du travail à l’ère post-Covid-19
Si tous les métiers ou activités économiques ne sont pas éligibles au télétravail, ce type d’organisation est devenu une option possible à l’aide et au maintien de l’activité. Reste que le télétravail est source de profondes inéquités et d’aggravation des risques psychosociaux. La plénière d’ouverture du récent congrès du télétravail a ouvert des pistes de réflexion pour repenser le rapport au travail à l’ère post-Covid.
«En 1991 déjà, Axa, qui avait expérimenté le télétravail, pointait du doigt les risques inhérents pour les salariés en termes d’isolement et de stress. Les hommes restent des animaux analogiques qui ont besoin d’interactions», relève Albert David, professeur de management et délégué à la transformation pédagogique et aux projets innovants à l’université Paris-Dauphine. Benoît Serre, vice-président délégué national de l’ANDRH (Association nationale des DRH), met en avant les vertus découvertes avec le télétravail.
«Le télétravail va devenir une alternative normale et cela va être difficile de revenir en arrière», plaide-t-il. Ainsi, le 7e baromètre d’OpinionWay pour le cabinet Empreinte Humaine montre que 74% des télétravailleurs disent ne pas vouloir revenir au travail comme avant et attendent du changement dans le management et l’organisation du travail. Par ailleurs, huit salariés sur dix veulent télétravailler à la carte.
Le
défi de demain pour les entreprises est de réduire la dichotomie
entre le travail au bureau et le télétravail. «Il
faut laisser aux salariés un niveau d’autonomie et de liberté
dans le travail en privilégiant la subsidiarité en télétravail.
Cela suppose un certain courage de la part des managers qui doivent
accepter que d’autres prennent les décisions, tout en devant en
assumer la responsabilité. Si au bureau, la vie des salariés reste
contrainte, hiérarchique, présentéiste,
la dichotomie sera trop forte et difficilement acceptable pour les
salariés, et ils ne voudront plus retourner au bureau»,
prévient Benoît Serre.
Prendre en compte la vie personnelle des salariés
Au-delà
du risque de résurgence du clivage col bleu/col blanc, le télétravail
peut créer un sentiment d’inéquité chez les collaborateurs.
«C’est ce qu’il y a de plus dévastateur dans une
entreprise, avec le risque de créer une entreprise à deux vitesses,
poursuit-il. Il faut à l’inverse restaurer l’équité
vis-à-vis de ceux qui ne peuvent pas télétravailler. Les
inégalités de traitement ne peuvent pas perdurer trop longtemps.»
Citant l’empereur Auguste qui affirmait qu’«une bonne gestion était une activité réussie, juste et bénéfique au peuple», Albert David insiste sur l’importance de l’équité. Il revient aux entreprises de trouver le bon dosage entre temps de présence au bureau et nombre de jours de télétravail. Pour François Bonnet, cogérant de Bonnet Assure Finance et représentant du Comex 40 du Medef, la vie personnelle va compter dans les débats.
«Entre ceux qui vivent seuls ou en famille, ceux qui vivent en ville ou à la campagne, les demandes vont être diverses, et il faut en tenir compte. Le jeune célibataire dont le seul point de chute sera chez ses parents ne souhaitera pas forcément télétravailler en permanence», explique-t-il. Catherine Pinchaut, secrétaire nationale de la CFDT, recommande aux entreprises de «discuter avec les salariés sur leurs envies et leurs aspirations individuelles, en prenant en compte les aspects personnels, privés et familiaux pour penser le travail de demain». Reste à trouver le bon équilibre entre les besoins des entreprises et les souhaits des salariés.
Ménager
et accompagner ses équipes
La pandémie et les différents confinements ont favorisé la reconnaissance du rôle social du lieu de travail. «Le lieu de travail devient encore plus essentiel parce qu’il existe le télétravail, explique Benoît Serre. Après la raison d’être, les entreprises doivent répondre à la raison de venir [au bureau, NDLR]. La culture d’une entreprise apparaît par la façon dont ses salariés interagissent, et les locaux, qui doivent être plus collaboratifs, doivent être le réceptacle de ces interactions.»
Le bureau doit devenir un vrai lieu de collaboration qui permette au
salarié de vivre une autre expérience. L’aspect socialisation au
bureau, formelle comme informelle, est essentiel. «On va au
bureau pour rencontrer des gens», insiste
Yves Grandmontagne, ancien DRH de Microsoft et président du
Lab RH, l’écosystème collaboratif de l’innovation RH.
Au-delà des enjeux des espaces et lieux de travail se pose la question du management. Pour Albert David, il est indispensable de revisiter les fondamentaux du management pour l’adapter au télétravail. : «Cela ne peut pas se faire à management constant.» Rappelant que le terme management vient du français «ménagement», le professeur de Paris-Dauphine invite à méditer sur son sens profond : «Manager signifie ménager sa monture et accompagner les collaborateurs.»
Citant Henri Fayol1 qui estime que le manager a la capacité d’agir
«avec mesure et discernement», il invite à
repenser le management. Celui-ci ne doit plus seulement se baser sur
«la planification, l’évaluation et la prise de
décision». Pour pousser encore un peu plus loin la
réflexion et ouvrir la voie à la délégation et à
l’autonomisation des collaborateurs, il cite enfin le manager
américain Chester Barnard2 qui écrivait en 1938 : «Manager,
c'est cultiver la responsabilité chez les autres.» Quoi qu’il en soit, «le manager de demain, c’est
l’organisation du travail de demain qui va le façonner»,
juge avec philosophie Benoît Serre.
1. Ingénieur
des mines français, directeur d'un groupe d'entreprises minières de
10 000 personnes entre 1888 et 1918, auteur de
L'Administration
industrielle et générale (1916), il est considéré
comme l'un des pionniers de la gestion d'entreprise et l'un des
précurseurs du management.
2. Chester
Barnard, auteur de The Functions of the Executive (1938) dans lequel
il développait des idées reprises ensuite en management, notamment
sur la coopération, comme élément clé du management.