Réforme de l'aide juridictionnelle : les avocats font plier Taubira
Une modification de l'article 15 de la loi de finances prévoyant une réforme du système de financement de l'aide juridictionnelle a provoqué la colère des avocats. À Amiens, le barreau était en grève pendant une semaine.
La désignation des bâtonniers suspendue, plus d’interventions en garde-à-vue, ni en audience, ni en commission de discipline, aucun dossier plaidé devant quelque juridiction que ce soit, les consultations gratuites organisées par l’Ordre suspendues dans toute la Somme. Les avocats du barreau d’Amiens étaient en grève totale depuis le 21 octobre, date à laquelle 120 d’entre eux se sont réunis sur les marches du palais de justice pour afficher leur colère.
Davantage de bénéficiaires
La raison de leur mécontentement : la réforme de l’aide juridictionnelle (AJ) annoncée par Christiane Taubira, ministre de la Justice, qu’elle qualifie de système « à bout de souffle ». Cette aide de l’État, créée en 1972 et renforcée en 1991, est attribuée sous conditions de ressources aux citoyens les plus démunis qui en font la demande afin de couvrir leurs frais de justice. Actuel- lement, les plafonds de revenus sont fixés à 941 euros par personne pour une aide totale et à 1 184 euros pour une aide partielle Afin d’élargir le nombre de bénéficiaires, la ministre de la Justice souhaite remonter le premier à 1 000 euros pour permettre à 100 000 personnes supplémentaires d’en bénéficier chaque année. « Il est normal que chacun puisse avoir accès à un avocat et à la justice, surtout dans un département aussi précaire que le nôtre », concède Gonzague de Limerville. « Ce que nous contestons, ce sont les conditions de financement de ce projet. »
Puiser dans les Carpa
L’article 15 du projet de loi de finances pour 2016, pointé du doigt par les avocats, prévoyait de financer l’AJ avec une partie des produits financiers, estimés à 75 millions d’euros, dégagés par les Caisses autonomes des réglementations pécuniaires des avocats (Carpa). Celles-ci sont des organismes gérés par les Ordres dans lesquels transitent les sommes d’argent perçues par les avocats au titre de leur activité professionnelle, dans une optique de transparence et de contrôle. Christiane Taubira souhaitait les mettre à contribution à hauteur de 15 millions d’euros : 5 millions en 2016 et 10 millions en 2017. « C’est comme si vous demandiez aux médecins de payer de leur poche le trou de la sécurité sociale », s’insurgent Gonzague de Limerville et Xavier d’Hellencourt, avocat à Amiens. Le bâtonnier de l’Ordre des avocats du barreau d’Amiens rappelle le rôle que jouent déjà les Carpa dans le bon fonctionnement de l’AJ : « La Carpa et l’aide juridictionnelle occupent deux personnes à temps plein ici. Cela représente un coût annuel de 75 000 euros par an. » « Il ne faut pas oublier que les cabinets d’avocats fonctionnent comme des entreprises, avec leurs salariés, leurs charges et leur fiscalité », ajoute Dorothée Fayein-Bourgois, avocat associé à Amiens. Un communiqué de dernière minute interrompt leur plaidoirie : la ministre renonce à cette idée après avoir reçu les représentants nationaux de la profession. Le conseil national des barreaux a toutefois fait savoir que la mobilisation serait maintenue jusqu’à ce que soit confirmé par écrit cet engagement. « Tout n’est pas clair. La ministre semble effectivement abandonner les 5 millions d’euros pour 2016 mais qu’en est-il des 10 millions pour 2017 ? », s’interroge Gonzague de Limerville.
Baisser le nombre d’UV
Autre point de discorde, les unités de valeur (UV). Celles-ci permettent à l’État de rémunérer les avocats dont les clients bénéficient de l’AJ. Leur nombre est défini selon un décret datant de 1991 et leur montant modifié tous les ans par la loi de finances. Une unité de valeur est rétribuée entre 22,84 euros et 25,90 euros selon un découpage géographique, en fonction du rapport du volume des missions d’aide juridictionnelle effectuée en 2005 et du nombre d’avocats inscrits au barreau. À chaque type d’intervention correspond un certain nombre d’UV. Christiane Taubira souhaitait rendre caduque la modulation géographique en instaurant une UV socle de 24,20 euros et revoir à la baisse leur barème. Un divorce par consentement mutuel qui correspondait à 30 UV serait passé à 25,5 UV. Soit un manque à gagner de 102,78 à 116,55 euros selon les barreaux. « C’est encore plus flagrant pour un référé devant le tribunal d’instance : la ministre proposait de passer de 16 à 6 UV », critique Dorothée Fayein-Bourgois. « Pour que chacun puisse accéder à la justice, il faut que les avocats soient payés correctement. À ce rythme-là, plus personne ne voudra faire d’aide juridictionnelle. Nous ne demandons pas de plus-value, mais une rémunération plus juste », dénonce Gonzague de Limerville. « Je suis surpris de voir qu’un gouvernement qui se dit de gauche s’en prenne ainsi aux avocats qui défendent les plus démunis », pointe un avocat amiénois souhaitant rester anonyme.
Un protocole d’accord
Le bâtonnier de l’Ordre des avocats du barreau d’Amiens estime « nécessaire » une réforme de l’AJ : « Cela fait des années qu’on le dit ! » Mais pour lui, les solutions de financement sont ailleurs. « Une part prime des contrats d’assurance pourrait être reversée à l’AJ. On pourrait également envisager d’utiliser une partie des contraventions issues des infractions », propose-t-il. Après plus d’une semaine de discussions entre les représentants nationaux de la profession et la ministre de la Justice, un protocole d’accord a été signé le 28 octobre au soir. Celui-ci stipule que l’unité de valeur sera rehaussée de 12,6% en moyenne selon les groupes de barreaux (trois contre dix actuellement). Pour celui d’Amiens, l’UV passera à 27,50 euros. La ministre renonce aussi à la modification du barème des UV et au financement de l’AJ par un prélèvement sur les produits financiers des fonds Carpa. « C’est une avancée significative. La grève est donc suspendue mais nous restons vigilants sur l’exécution de ce protocole », conclut Gonzague de Limerville.