Portrait statistique de la France
L’Insee vient de publier son "portrait social", grande fresque de l’évolution de notre société sur une douzaine d’années. Une base riche d’enseignements pour les décideurs publics qui pourront alimenter leur réflexion sur l’action controversée de l’Etat-providence, dans la lutte contre les inégalités grandissantes.
Français, qui sommes-nous ? Une question à laquelle tente de répondre l’édition 2012 du « portrait social » esquissé par l’Insee. Pas question ici de métaphysique, mais de statistique. L’analyse porte sur une période de douze ans s’achevant en 2009, soit peu après le début de la crise en cours : dans une dizaine d’années, le portrait sera sans doute très différent. Sans pouvoir préjuger des tendances appelées à se renforcer. Pour corroborer cette incertitude, les sociologues noteront un phénomène curieux : on observe une nette régression de la vie en couple, au moment où le thème de la “démocratisation” du mariage soulève les passions. En revanche, l’attrait du mariage se renforce pour les femmes diplômées du supérieur, qui ont semble-t-il changé leur fusil d’épaule : il y a vingt ans, elles étaient surreprésentées dans les cas de monoparentalité. Désormais, elles sont ultra-minoritaires, ce qui tendrait à démontrer que le niveau d’instruction et l’aisance matérielle sont de puissants facteurs de stabilité familiale – au moins chez la gent féminine.
Le rapport de l’Insee corrobore en tout cas le caractère capital de la formation, et donc de la carrière professionnelle : la mortalité avant 60 ans demeure deux fois plus élevée chez les ouvriers que chez les cadres. Inégalité devant la mort, mais aussi inégalité devant l’éducation : sur la période de l’étude, 20 % seulement des enfants d’ouvriers non qualifiés ont obtenu un diplôme du supérieur, contre 76 % des enfants de cadres ou d’enseignants. Si donc existe un déficit démocratique dans notre pays, c’est davantage en matière d’enseignement que d’accouplement…
Etat-providence et inégalités
Parmi les principaux critères d’analyse d’une population figurent nécessairement ceux des revenus et du patrimoine. Sans surprise, l’écart de revenus continue de s’amplifier : les 25 % de salariés les mieux rémunérés gagnent dix fois plus que les 25 % recevant les salaires les plus faibles. Les revenus du travail affichent toutefois un gain de pouvoir d’achat sur la période : +0,7 % par an, en moyenne, avec un brutal ralentissement à compter de 2007. Ainsi, en 2010, la moitié des personnes ont un niveau de vie (tous revenus confondus) inférieur à 1 610 euros par mois, et 8,4 millions sont en dessous du seuil de pauvreté (964 euros mensuels). Ce n’est pas très brillant pour un pays “riche”. En revanche, le patrimoine brut des ménages a été multiplié par 1,9 (1,3 pour le niveau de vie). Pour l’essentiel, le phénomène est imputable à la forte valorisation des actifs immobiliers, dont le prix a plus que doublé sur les années de l’étude.
De ce fait, pas de changement significatif sur la forte corrélation entre niveau de vie et patrimoine : des revenus confortables favorisent l’acquisition immobilière, qui continue d’offrir un effet de levier important sur le patrimoine. Au moins jusqu’à maintenant : il est en effet prévisible que le marché immobilier n’échappera pas aux pressions déflationnistes. Certains analystes estiment même que les prix pourraient chuter de 30 à 40 % sur la décennie à venir. Quoi qu’il en soit, voici la photographie de la fortune du Français au début 2010 : le patrimoine moyen des ménages de moins de 30 ans est de 53 900 euros ; il culmine à 358 900 euros pour les ménages de 60 à 69 ans et redescend à 261 300 euros pour ceux de 70 ans ou plus. L’étude n’apporte pas d’explication particulière à la baisse du patrimoine des septuagénaires. Il s’agit probablement de l’effet de transmissions anticipées. A l’avenir, on peut aisément imaginer que l’écart se creusera davantage, sous la nécessité de consommer du capital pour compenser l’anémie des pensions de retraite.
Le constat d’inégalités grandissantes amène naturellement à la politique de redistribution des revenus, c’est-à-dire à l’intensité de l’action de l’Etat-providence. Un concept qui n’a guère la cote par les temps qui courent, sous la pression des thèses néolibérales et… des embarras budgétaires. L’étude de l’Insee analyse l’impact, sur le revenu brut, des divers prélèvements (cotisations et contributions sociales, impôt sur le revenu et taxe d’habitation) et des transferts (prestations familiales, allocation logement, minima sociaux et allocation personnelle d’autonomie). Voici la conclusion, éclairante : avant redistribution, le niveau de vie moyen des 20 % de personnes les plus aisées est de près de 54 600 euros par an, soit 7,4 fois supérieur au niveau de vie moyen des 20 % de personnes les plus modestes. Après redistribution, ce rapport est de 3,9 : le niveau de vie moyen des 20 % de personnes les plus modestes a augmenté de l’ordre de 50 % et celui des 20 % les plus riches a diminué de l’ordre de 20 %. Les écarts sont encore plus grands aux extrémités de la distribution des revenus : les 10 % de personnes les plus pauvres disposent d’un niveau de vie moyen de l’ordre de 4 200 euros par an, et les 10 % les plus riches environ 17 fois plus. Après redistribution monétaire, ce rapport passe de 17 à 5,6. D’évidence, notre Etat-providence est très efficace dans la réduction des inégalités. Mais pour être systématiquement progressifs, les transferts se révèlent plus efficaces que les prélèvements (plus souvent proportionnels). Voilà qui risque de donner des arguments à ceux qui ambitionnent d’établir un barème progressif pour la CSG et la CRDS…