Michel Barnier : "Il nous faut susciter une nouvelle audace européenne"
À cinq semaines des élections européennes, Michel Barnier s’est confié au Réso Hebdo Éco*, qui regroupe plus de 23 hebdomadaires économiques régionaux, pour faire le point sur la construction européenne et réaffirmer que pour rester libre, il faut travailler ensemble pour une Europe forte. Enfin, José Manuel Barroso envoie un message à la France.
Propos recueillis par Bruno Chevallet
Réso Hebdo Eco : Les prochaines élections européennes auront lieu le 25 mai en France. Le taux d’abstention aux élections municipales a battu des records, et on craint encore un taux plus important aux élections européennes. Comment intéresser les peuples européens, et notamment le peuple français, à l’enjeu européen ?
Michel Barnier : Le seul moyen de lutter contre l’indifférence ou la démagogie, c’est la démocratie. Le débat citoyen est primordial, les députés européens, les élus, les acteurs économiques, sociaux, culturels doivent s’engager dans le débat, il y a des choses à dire, d’autres à expliquer. Je sais que c’est difficile. En 2009, j’étais tête de liste, et nous avions gagné la campagne sur cette ligne-là : clairement proeuropéenne, mais sans naïveté, et pas eurobéate, mais l’abstention avait été là aussi trop importante. Il n’y a pas de fatalité, la démocratie européenne n’est pas hors sol. Il faut assumer son choix européen, écouter les gens, et ne pas avoir l’Europe honteuse, ou vouloir crier plus fort que Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon.
R.H.E. : Comment réfuter ces arguments qui trouvent écho dans le grand public ?
M.B. : Il faut combattre cette mauvaise habitude d’européaniser les échecs et de nationaliser les réussites. Bruxelles n’est pas la cause des maux de la France, ce n’est pas la Commission européenne qui est responsable de la dette de la France qui atteint 94% de son PIB. Je pense qu’il faut que les politiques européennes soient plus lisibles et que les commissaires, les députés européens expliquent ces politiques sur les territoires. Il est temps de muscler l’économie numérique, la politique énergétique et la stratégie industrielle des Européens. Il faut aussi accélérer la mise sur pied d’une diplomatie commune. Moins de complexité et de bureaucratie et plus de politique.
R.H.E. : Si vous deviez définir le dossier le plus marquant de ce mandat pour notre économie ?
M.B. : Sans nul doute, le rétablissement de la stabilité financière, car c’est la base de la croissance. La crise de 2008-2009 a tout cassé et nous avions l’impérieuse nécessité de rétablir les conditions de la stabilité. Plus de 28 lois de régulation du secteur financier ont été mises en route. L’union bancaire est réalisée et c’est une véritable révolution. C’est un grand pas en avant pour empêcher que les crises bancaires pèsent sur les finances publiques, et donc sur les contribuables européens. Cela va permettre aux 6 000 banques de la zone euro de se remettre de nouveau au service de l’économie réelle.
R.H.E. : Le niveau régional, échelon de référence dans la gestion des fonds européens en France, est-il (en termes de périmètre) pertinent au vu des autres régions européennes ?
M.B. : Le gouvernement a décidé de décentraliser la gestion des fonds européens et c’est une bonne décision, mais il est vrai que toutes les Régions ne se ressemblent pas et qu’au XXIe siècle, on ne peut gérer le territoire français comme au XIXe siècle. Il faut que nous soyons en mesure de dialoguer avec les autres grandes régions européennes.
R.H.E. : La complexité croissante dans la gestion des fonds ainsi que la multiplication des contrôles n’entraînent-elles pas un risque que les dossiers soient plus axés sur la forme que sur le fond ?
M.B. : Dans l’attribution des fonds, l’emploi et la compétitivité sont la priorité et c’est la qualité du dossier qui prime. Il y a des marges de progrès pour simplifier les fonds, tout en luttant contre les dérives de corruption. Il faut moins de réglementation et plus de politique. Nous ne sommes pas condamnés à acheter des produits et des technologies fabriqués par les Chinois ou les Américains. L’Europe définit les cadres d’une vraie stratégie de compétitivité industrielle. Il nous faut susciter une nouvelle audace européenne.
R.H.E. : La France a enregistré en 2013 un déficit public de 4,3% du PIB. Ce chiffre rend encore moins accessible l’engagement de revenir en 2015 à 2,8%, sous la barre des 3% exigée par les traités européens. Quel message adresseriez-vous au gouvernement de Manuel Valls qui entame une nouvelle étape ?
M.B. : Un message de détermination et de courage pour réussir. Les pays qui fonctionnent dans la zone euro ont tous stabilisé leur situation financière par la réduction des dépenses publiques. D’ailleurs, ce n’est pas Bruxelles qui tient seul cette position, il suffit de lire le rapport de Louis Gallois commandé par le Président de la République, tout est écrit dedans. Ce n’est pas sérieux pour les générations à venir de continuer à augmenter la dette, alors même que les intérêts de cette dette française de 46,5 milliards d’euros représentent plus que le budget de l’Éducation nationale.
R.H.E. : Le Président Hollande, lors de la feuille de route à son nouveau Premier ministre, a indiqué : « Le gouvernement aura aussi à convaincre l’Europe que cette contribution de la France à la compétitivité et à la croissance doit être prise en compte dans le respect de ses engagements. Car renforcer l’économie française, c’est la meilleure façon de réorienter l’Europe. » Quelle réponse cela vous inspire-t-il ?
M.B. : Les pays européens sont prêts à soutenir les efforts de la France si elle mène à bien ses réformes. Il y a eu des avancées notamment avec le CICE, mais la France doit aller plus loin et plus vite. Comme l’a indiqué Michel Sapin, ministre des Finances, «si la France est faible, c’est l’Europe qui va mal». La dette doit être maîtrisée et consacrée aux investissements d’avenir. Ce n’est pas pour Bruxelles qu’il faut atteindre cet objectif, mais pour la France, qui a besoin de réformes pour pouvoir créer de nouveaux emplois et être plus compétitive.
R.H.E. : Certains eurosceptiques proposent que la Banque centrale européenne rachète massivement, comme l’ont fait ses homologues anglaise et américaine, les dettes publiques. Que leur répondez-vous ?
M.B. : C’est oublier qu’en Europe, chaque banque centrale agit en fonction des caractéristiques de son État et de ses territoires. Les États-Unis sont un état fédéral, l’Europe comprend 28 pays. La BCE est très active et respecte cette indépendance des États. Notre économie était bloquée, et il fallait reconsolider un marché interbancaire très important. Les PME qui demandent un prêt le reçoivent dans 83% des cas en Allemagne, contre 45% en Italie ou en Espagne, ou juste 23% en Grèce. C’est pourquoi l’union bancaire est si importante, pour contrer cette fragmentation.
R.H.E. : Enfin, la règle de l’unanimité n’est-elle pas préjudiciable à une Europe forte ?
M.B. : À titre personnel, je pense que le droit de veto est un frein à l’Europe. Pour exemple, la loi fiscale européenne ne peut avancer qu’avec la règle de l’unanimité. Concernant la réglementation, la règle de la majorité qualifiée permet de construire. Regardez tout ce qui a été fait dans pour la réforme du secteur financier en moins de cinq ans : de nouvelles règles sur le capital pour des banques plus solides, des règles pour plus de transparence sur le marché financier, pour encadrer les bonus, pour réguler les agences de notation etc. Mais n›oublions pas non plus le marché intérieur qui fonctionne aussi avec la règle de majorité qualifiée : de nouvelles règles pour que les PME puissent plus facilement bénéficier des marchés publics ou pour faire reconnaître ses qualifications professionnelles dans un autre pays. Ainsi, après trente ans de débats, nous aurons mis sur pied le brevet européen qui rentre en application l’année prochaine. Jusqu’alors, quand un brevet aux États-Unis coûtait 3 000 euros, il fallait environ 30 000 euros pour protéger un brevet en Europe.
R.H.E. : Enfin, si vous deviez délivrer un message fort vis-à-vis des électeurs pour croire en l’Europe et voter dans cinq semaines ?
M.B. : Je dirais : regardez le journal télévisé, et observez ce qui se passe dans le monde. Certains pays ne nous attendent plus pour se développer : l’Inde, le Brésil… On ne peut imaginer n’être que des sous-traitants, demain, d’autres continents. On peut rester patriote et être Européen. Comment rester libre, si on n’est pas ensemble ? C’est la condition sine qua non pour compter dans le monde, et construire une Europe plus forte. C’est tout le message du livre que je publie cette semaine, «Se reposer ou être libre» : ou bien nous nous reposons sur nos lauriers, jouant la politique de l’autruche, ou bien nous réformons ensemble pour aller de l’avant, et rester à la table de ceux qui décident de l’ordre et du désordre du monde.
* Réso Hebdo Eco est un réseau qui regroupe plus de 42 hebdomadaires économiques régionaux en France, dont Picardie La Gazette, pour un total de plus de 248 000 lecteurs. Web : http://resohebdoeco.fr/index.php