Perspectives
Les quartiers d’affaires sommés de se réinventer
Désertés en raison du télétravail et de la défection des touristes, les quartiers d’affaires internationaux subissent la crise de plein fouet. Les aménageurs songent à adapter les espaces de bureaux et remettent au goût du jour un concept oublié, la mixité fonctionnelle.
Comment
vont les quartiers d’affaires ? « L’époque est
très excitante, nous devons saisir les opportunités ! »,
répond sur un ton enjoué
l’architecte Sophie Henley-Price, spécialisée dans l’immobilier
de bureaux. Ce bel enthousiasme est toutefois démenti par les
circonstances dans lesquelles cette phrase est prononcée : une
conférence en ligne organisée en décembre dernier par l’organisme
Global Business Districts sur « le futur des quartiers
d’affaires internationaux ». Les participants, depuis
Chicago, Moscou, Dublin ou Paris La Défense, s’expriment sur fond
d’open spaces étrangement calmes, vidés de leurs occupants
habituels.
Tous,
dans leur ville respective, reconnaissent que « les taux
d’occupation des bureaux ne dépassent pas 20% », tandis
que, en fonction des niveaux de restrictions, « les
restaurants sont fermés », « la vente d’alcool est
interdite », « le public boude les transports publics ».
Les métropoles ambitionnant une destinée mondiale ont
construit, ces dernières décennies, des tours à l’architecture
inventive pour attirer les sièges sociaux et les centres financiers
qui dopent le PIB. Mais depuis la fin de l’hiver
en 2020, ces quartiers sont désertés. Les employeurs
encouragent massivement le télétravail et les réunions à
distance. Certains salariés de la Silicon Valley n’ont pas mis les
pieds dans leur bureau depuis mars 2020.
Les
conséquences, pour ces centres névralgiques, sont dévastatrices.
Des projets de nouvelles tours ont été reportés sine die. Des
multinationales ont affecté des étages entiers à d’autres
usages, et hésitent à conserver des milliers de mètres carrés
loués à prix d’or alors qu’elles cherchent à réduire leurs
coûts. Les restaurateurs, les cafés et les boutiques qui vivaient
des multiples passages quotidiens ont fermé, pour certains
définitivement. « Habituellement, 190 000 personnes
arpentent chaque jour le quartier. Ils ne sont plus que 35 000 en ce
moment », explique Pierre-Yves Guice,
directeur général de Paris La Défense. À Montréal, le taux de
vacance des commerces a bondi de dix points en un an, et l’occupation
des hôtels du centre-ville ne dépasse pas 5%. À Chicago, malgré le
faible nombre de visiteurs, « nous avons un problème de
parkings, car les gens viennent en voiture pour éviter de prendre le
métro », reconnaît Michael Edwards, président du "Loop", le cœur historique de la ville, où
furent bâtis les plus vieux gratte-ciels de la planète. Les gérants
des quartiers d’affaires, qui représentent les collectivités, les
investisseurs et les occupants, craignent par-dessus tout les "city
quitters", ces citadins lassés de la vie urbaine qui
troquent leur appartement en ville contre une maison à la campagne.
Modulation
des espaces de travail
Malgré
ces perspectives désolantes, « il est important de rester
optimiste », assure l’urbaniste néerlandais Jorick
Beijer, fondateur de la société de conseil Blossity. « Nous
sommes une espèce sociale, et avons besoin de nous rencontrer »,
sourit-il. Les quartiers d’affaires promettent de « se
réinventer », tout en espérant convaincre les employeurs
de laisser les salariés revenir à leur poste. Dans les villes
denses, le bureau présente un avantage par rapport au télétravail.
« Les salariés sont heureux de quitter leur petit logement
surpeuplé », observe Pierre-Yves Guice, à Paris. Les
visioconférences avec les enfants sur les genoux ont fini par
lasser.
« Les espaces de travail doivent devenir des lieux de rencontre, de réflexion collective, où seront organisés des événements »
Mais
dans les capitales européennes à taille raisonnable et les grandes
villes étalées du continent nord-américain, où les logements sont
plus vastes, cette promesse ne suffira pas. « Les espaces de
travail doivent devenir des lieux de rencontre, de réflexion
collective, où seront organisés des événements »,
plaide Jorick Beijer. Les
surfaces libérées par le classique mobilier de bureau pourraient
être transformées en lieux dédiés « à de nouvelles
expériences culinaires, au sport, au spa et au bien-être »,
affirme le consultant néerlandais. « Les gens viendront au
siège non seulement pour travailler, mais pour échanger,
collaborer.
Les
locaux devront être flexibles », estime Victor
Carreau, fondateur de la société Comet,
qui propose des lieux de réunion ludiques et modulables.
Sophie Henley-Price, l’architecte enthousiaste, vante pour sa part
« les toit-terrasses, des rez-de-chaussée ouverts sur la
rue, des initiatives culturelles, l’agriculture urbaine ».
Travailler à la maison et se détendre au bureau, est-ce
vraiment l’horizon du salarié des années 2020 ?
La
ville, résiliente par nature ?
L’heure est en tout cas à la mixité des usages, un concept galvaudé à force d’avoir été promis pendant des années par les aménageurs, mais qui prend désormais tout son sens. Les quartiers dévolus aux seuls bureaux se révèlent peu résilients, car leur succès dépend exclusivement des ressources des investisseurs et des multinationales. En abritant également des logements, ces quartiers se placeraient à l’abri des secousses conjoncturelles. Cette organisation répond aussi à une aspiration répandue : habiter plus près de son lieu de travail. La mixité d’usage facilite enfin les déplacements moins encombrants et plus sobres, marche, vélo et transports publics, que les décideurs politiques de toutes les grandes villes veulent encourager.
Les quartiers d’affaires gardent, en ce début d’année 2021, les yeux rivés sur New York. La capitale financière des États-Unis subit, bien plus que les autres métropoles mondiales, une grave récession. Les tours sont vides, les ménages les plus riches ont déserté la ville, le tourisme est au plus bas, les petits métiers de la rue ont disparu et l’insécurité a fait son retour dans le métro. Mais la métropole a des ressources. Après la crise financière de 2008, après les attentats de 2001 ou la guerre des gangs des années 1980, New York s’est toujours relevée. La grande ville est-elle résiliente par nature ? L’année 2021 le confirmera, ou pas.