Le vélo made in France, une utopie ?
La pénurie de vélos, qui touche le monde entier depuis l’été 2020, met en lumière la forte dépendance de l’industrie européenne à l’égard de ses fournisseurs asiatiques. Les assembleurs français se gardent bien de promettre dans l’immédiat un vélo made in France.
«Manque frein avant», «pas de béquille». Sur des centaines de cartons rectangulaires contenant des vélos neufs, des fiches oranges ou bleues signalent des défaillances, auxquelles il faudra remédier avant de les expédier aux distributeurs. Dans l’usine de l’entreprise Moustache, à Thaon- les-Vosges, il suffit d’un coup d’œil pour comprendre la pénurie de vélos qui persiste depuis l’été 2020.
La situation sanitaire en Asie impacte l'activité en France
Cet entrepôt de 10 000 m² ressemble en temps normal à une ruche. Les ouvriers s’affairent, chacun à son poste, vissant des pédales, fixant un garde-boue, connectant des câbles, réglant un dérailleur. Des bruits de visserie, de chariots-élévateurs et d’outils qui s’entrechoquent concurrencent la playlist choisie par le chef d’équipe et diffusée par les haut-parleurs.
Mais, en ce 8 juillet, l’ambiance demeure silencieuse. Soixante des 70 ouvriers ont été placés en chômage technique. Quel paradoxe ! «Nous n’avons jamais reçu autant de commandes et avons été contraints d’arrêter la production le 1er juillet», regrette Grégory Sand, l’un des deux fondateurs de cette entreprise créée dans la banlieue d’Epinal, en 2012.
Cette situation inédite s’explique essentiellement par une pénurie de pièces détachées, notamment des dérailleurs et des freins, fabriqués par l’entreprise japonaise Shimano. Une usine de ce fournisseur, située en Malaisie, est fermée depuis début juin pour cause de confinement strict.
«Pas de vaccination, pas de composants», a résumé début juillet la lettre professionnelle Bikeéco, qui s’adresse aux commerces du cycle. Le faible taux de vaccination dans plusieurs pays d’Asie a précipité de nouvelles restrictions dont les répercussions se font sentir à l’autre bout de la planète.
Lorsque, le 9 juillet, Emmanuel Antonot, l’autre cofondateur de Moustache, expose cette situation devant quelques parlementaires venus visiter le fleuron de l’assemblage de vélos made in France, Valérie Bazin-Malgras, députée de l’Aube et coprésidente du Club des élus nationaux pour le vélo sursaute : «Vous n’avez pas pensé à vous approvisionner ailleurs ?» Hélas, répond l’entrepreneur, le fournisseur Shimano est incontournable. Cette entreprise tout juste centenaire, 12 000 salariés et un milliard d’euros de chiffre d’affaires, détient un quasi-monopole sur certaines pièces.
La success story du vélo français
Depuis le printemps 2020, l’industrie du vélo court derrière ses fournisseurs. Alors que la plupart des usines ont dû fermer leurs portes lors du premier confinement, la demande a explosé dès les semaines qui ont suivi. Partout sur la planète, des citadins, secoués par la pandémie et les restrictions, se sont réappropriés leurs déplacements et se sont mis au vélo. La production a suivi avec un retard qui n’a jamais été rattrapé.
Les clients se montrent en outre exigeants. Dans l’Hexagone, dans un contexte de bouleversement économique et d’appétence pour la proximité, le grand public exige désormais des bicyclettes made in France. «Le vélo est un secteur économique d’avenir qui permet de créer des richesses et de l’emploi», résume Catherine Pilon, secrétaire générale du Club des villes et des territoires cyclables, qui rassemble 200 collectivités locales. 2,6 millions de vélos ont été vendus en France en 2020, et la production hexagonale n’a pas dépassé 660 000 unités.
Dans les Vosges, Moustache incarne la success story du vélo français. La société devrait produire 65 000 vélos à assistance électrique en 2021 et son chiffre d’affaires a atteint 100 millions d’euros en 2020. En 2014, elle ne comptait que quatre salariés, ils étaient 20 en 2016, et désormais 160 en 2021.
«À chaque fois que je vais les voir, ils ont encore embauché des gens. Une croissance aussi rapide, je n’en ai pas connu d’autre», assure Michel Heinrich, président de l’agglomération d’Épinal, qui fut maire de la ville pendant 23 ans. Mais si la production des vélos Moustache n’a jamais quitté la vallée de la Moselle, les fondateurs se gardent bien d’estampiller leurs produits made in France.
En effet, une bicyclette est un objet complexe. Elle compte plusieurs centaines de composants, fournis par des dizaines de sous-traitants différents, parfois implantés à l’autre bout de la planète. Plutôt que de fabrication, les industriels parlent d’ailleurs d’assemblage.
Les cadres des vélos Moustache sont ainsi fabriqués à Taïwan, à l’aide de moules et d’un outillage dont l’entreprise est propriétaire. Les jantes, garde-boues ou porte-bagages en aluminium affichent la même provenance. Une marque européenne ne peut pas se passer de ses fournisseurs asiatiques. Les rares fabricants de vélos qui affichent une production française complète proposent des produits de luxe, vendus à quelques centaines d’exemplaires près de 10 000 euros pièce.
Coût du transport en hausse
Chez Moustache, seuls quelques composants, comme les rayons, proviennent d’entreprises situées en France. L’entreprise ne manque toutefois pas de souligner qu’elle fait appel «à des fournisseurs locaux pour l’outillage», explique Matthieu Richard, responsable de production. Les pieds de montage, sur lesquels les ouvriers assemblent les vélos, sont issus d’une métallerie située dans la vallée.
Les élus ne baissent pas les bras. Guillaume Gouffier-Cha, député du Val-de-Marne, plaide pour que «l’État soit le moteur de cette filière» et espère «une mission parlementaire» sur la relocalisation de la production. Ainsi, créer de toutes pièces un «Shimano européen» nécessiterait toutefois «beaucoup de savoir-faire, et du temps», observe Grégory Sand, chez Moustache.
Les acteurs industriels français pourraient toutefois être encouragés par les conséquences de la Covid. En effet, depuis début 2020, les prix du transport par conteneur ont beaucoup augmenté, ce qui constitue une incitation à la relocalisation.