Le spectre d’une «agriculture sans agriculteurs»

Les Safer ont l’habitude de lancer des alertes. Ces structures chargées de maîtriser le foncier rural montrent, dans leur dernier rapport, la transformation des terres agricoles en espaces urbanisés. Elles dénoncent aussi l’opacité des transactions foncières qui annoncent une agriculture productiviste et déshumanisée.

Le spectre d’une «agriculture sans agriculteurs»

Si on se contente de lire les chiffres, le marché foncier rural se porte bien. «L’activité est vive», constate la Fédération nationale des Safer dans son rapport annuel publié le 23 mai. Le nombre de transactions – 312 000 en 2018 – affiche une progression de 4%, tout comme le nombre d’hectares échangés (658 000, +5,5%), pour un montant total de 31 milliards d’euros, en hausse de 7,9% par rapport à 2017. La hausse des prix concerne aussi bien les forêts (+3,5%), les vignes (+2,3%), les terres destinées à l’urbanisation (+1,5%) que les terres et prés loués (+1,1%). Seul le prix des terres libres stagne, à +0,1%.

Les grandes cultures s’échangent à 7 540 euros l’hectare, en hausse continue depuis une vingtaine d’années. © Bauer Alex

Les calculs des Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), qui interviennent sur le marché pour préserver l’agriculture et les paysages ruraux, sont basés sur les observations transmises par les notaires. Parmi les très nombreuses données figurant dans ce rapport annuel, on remarque les évolutions remarquables de quelques segments de marché. Les grandes cultures s’échangent ainsi à 7 540 euros l’hectare, en hausse continue depuis une vingtaine d’années. Malgré une baisse du nombre de transactions, les vignes d’appellation d’origine protégée (AOP) flirtent avec les 150 000 euros l’hectare, mais environ 70 000 euros si on exclut les précieux arpents produisant du champagne. On n’a jamais compté autant de ventes de biens forestiers, 19 800 unités, pour un montant de 1,6 milliard d’euros. Le prix des «maisons à la campagne», anciennes ou neuves, repart à la hausse (+2,1%), après une baisse qui avait commencé au début des années 2000.

La campagne devient ville

Et la France s’urbanise toujours davantage : 55 000 hectares ont été artificialisés en 2018. La campagne se transforme en ville, au rythme de «l’équivalent de la surface agricole utile d’un département tous les cinq ans», explique Loïc Jegouzo, ingénieur d’études à la Fédération des Safer. La fuite en avant se poursuit. Dans les années 2000, l’urbanisation concernait «un département tous les dix ans», puis, dans les années 2010, «un département tous les sept ans». Le spécialiste observe par ailleurs «une stabilisation du lot moyen à 1 900 m² depuis cinq ans», en dépit des préconisations de la loi ALUR de 2014. La hausse de l’urbanisation «est difficilement contenue par les politiques publiques», constate-t-il. Il est vrai qu’une autre loi, votée entretemps, encourage la construction. Promulguée en décembre 2018, la loi ELAN sur le logement vise à «construire plus, mieux et moins cher», rappellent opportunément les Safer.

Les maisons individuelles contribuent significativement à l’étalement urbain. L’habitat constitue même, selon le président de la Fédération, Emmanuel Hyest, «la principale raison du changement de destination des terres agricoles devenues constructibles, devant les zones économiques et commerciales et les grands travaux d’infrastructures». Ce constat conduit le président de la Fédération, élu depuis 2011, par ailleurs exploitant agricole et adjoint à l’urbanisme (divers droite) de Gisors (Eure), à se prononcer contre le méga projet commercial et touristique Europacity, que des promoteurs souhaitent implanter au nord de Paris. «On compte suffisamment de zones économiques et commerciales en région parisienne. A cet endroit-là, les terres présentent une grande valeur», estime Emmanuel Hyest. A l’échelle de l’Hexagone, la surface agricole utile ne cesse de diminuer. De 33 millions d’hectares au début des années 1980, elle s’est réduite à 27 millions aujourd’hui.

Un «produit
de placement»

Mais
l’urbanisation n’est pas la seule menace pesant sur les terres agricoles. Les
Safer observent, depuis quelques années, les achats par des personnes morales
et l’absence de transparence dans les transactions. Sur le marché des terres et
prés, 13% des biens vendus sont désormais acquis par des personnes morales,
mais cela représente 19% des surfaces et 32% de leur valeur. Le constat vaut
pour les vignes, où 23% des biens, vendus à des personnes morales, comptent
pour 43% de la superficie et 66% des montants.

Cette
tendance est amenée à se développer, compte tenu du «nombre toujours croissant des sociétés agricoles». Loïc Jegouzo
décortique les montages, faits de cessions partielles et de sociétés de portage
foncier, qui permettent les acquisitions opaques, échappent à la fiscalité mais
aussi à la préemption. La loi qui a institué le dispositif des Safer, en 1960,
leur permet en effet de préempter les terres qu’elles jugent indispensables au
maintien de l’agriculture.

Cette «financiarisation de l’agriculture»
transforme le foncier en «produit de
placement»
, les fermes en «unités de
production»
et les chefs d’exploitation en salariés. En outre, ajoutent les
Safer, la simplification des systèmes de production dégage «une plus faible valeur ajoutée à l’hectare», provoque «une vitalité écologique en berne» et
même «une perte d’attractivité du
territoire»
. Dans le département de l’Eure, affirme Emmanuel Hyest, «il y a désormais des villages sans
agriculteur».

Pour
lutter contre ces phénomènes, les Safer proposent de «placer le foncier sous la protection de la Nation». Derrière cette
formule solennelle et quelque peu obscure, Emmanuel Hyest veut «classer les terrains agricoles comme le
sont les terrains forestiers».
Il attend aussi une régulation renforcée,
passant par l’amélioration du droit de préemption ou le contrôle de tous les
projets d’exploitation. Les régulateurs plaident en outre pour leur propre
paroisse, en réclamant de «mieux faire
connaître le rôle et les actions des Safer».

Ce plaidoyer pro domo ne plaira sans doute pas à tout le monde. Dans un communiqué virulent, publié en février dernier, la Fédération nationale des agents immobiliers (Fnaim) dénonce des «petites affaires», décrites comme «nocives». Les Safer, fortes de leur «double casquette» de «contrôle du marché foncier agricole et d’opérateur de ce même marché», utiliseraient «les outils qui leur ont été accordés par la loi pour mener une concurrence déloyale envers les autres intermédiaires», que sont les notaires et les agents immobiliers. Emmanuel Hyest reçoit ces critiques avec une certaine décontraction : «J’ai rencontré le président de la FNAIM récemment. Manifestement, une partie des agents immobiliers méconnaissent notre rôle. Je vais aller leur présenter nos missions prochainement.»