Laissera-t-on disparaître un pan entier du patrimoine national ?
Le fabricant de dentelles Desseilles ( 8,5 millions d'euros en 2014, 74 salariés) vit un énième redressement judiciaire depuis le 28 septembre dernier, et dans des conditions particulièrement éprouvantes… En proie à des difficultés de financement, menacé par le tribunal administratif de Lille de devoir réintégrer cinq salariés licenciés il y a deux ans, le trio qui préside aux destinées de Desseilles venait pourtant de trouver une partenaire financiere asiatique, Grace Wang.
Il n’a pas l’antériorité d’un Noyon même s’il partage le sort de la quasi-totalité des dentelliers de Calais, sur le fil depuis plus d’une décennie. Epuisant… Desseilles, c’est pourtant une histoire. Fils d’un dessinateur œuvrant chez Noyon, Robert Desseilles fonde la société éponyme en 1947. D’abord commissionnaire de dentelles Leavers, Raschel, puis Jacquardtronic, le fondateur flaire les crises récurrentes dans le secteur. Parce qu’il n’a pas la rigidité d’un fabricant à l’ancienne, il s’allie en 1971 à deux fabricants historiques : Renaux et Larivière. Cette mise en commun des compétences commerciales (le réseau de Desseilles), des capacités de production (métiers et bâtiments de Renaux et Larivière) et des ressources esthétiques (collections d’esquisses et de dessins) vont faire de DLR le principal concurrent de Noyon. Totalement décomplexée, Desseilles se développe à l’international sous la férule de Michel Machart, alors gendre du fondateur, avant qu’il ne rejoigne Noyon. Au début des années 80, Robert Desseilles prend du champ, place son fils Philippe mais vend son affaire au groupe textile Courtauld. Desseilles sera revendue plusieurs fois avant d’être reprise en 2012 par un trio expérimenté : Jean-Louis Dussart qui fit les beaux jours d’Eurodentelles ; Michel Berrier, passé notamment par Brunet quand le dentellier appartenait à l’Allemand Roschmann ; enfin, Gérard Dezoteux. Dessinateur de talent, ce sexagénaire est passé par tous les grands noms. Chez Noyon, il est l’un des principaux artisans de la création d’un Leavers élastique qui va donner dix ans d’avance à Noyon jusqu’à la fin des années 90. Chez Brunet, ses dessins vont reconquérir la clientèle et faire des envieux jusqu’en Asie. Enfin, chez Desseilles, il est “l’âme” du tulle et accueille des businesswomen chinoise, de passage à la cité des Six Bourgeois. Il est probablement l’un des derniers à maîtriser la panoplie complète des montages de métiers, des techniques ancestrales du tissage mécanique et de l’esquisse comme du dessin : un “patrimoine vivant” à lui tout seul.
Un investisseur chinois qui renfloue l’entreprise. Desseilles, c’est encore quelques dizaines de métiers Leavers avec leurs montages particuliers et adaptables à de nombreux dessins et à diverses hauteurs. Desseilles, c’est aussi la première entreprise de dentelles qui produira son Leavers sans les tullistes qui, eux, s’accrochent à une convention collective vieille de plus d’un siècle… Desseilles, enfin, c’est une des rares équipes de dentelliers qui perce en Chine, au point d’avoir convaincu une femme d’affaires chinoise d’investir dans l’industrie en France. Grace Wang détient en effet l’entreprise Mein Grace, spécialisée dans la confection de vêtements, le groupe Shanghai Grace Fashion International. Déjà partenaire de Swarovski ou encore de Tencent (spécialisé dans le Web), Mein Grace a décidé d’investir 300 000 euros en capital (soit un tiers des droits de vote) et d’apporter 400 000 euros supplémentaires en compte courant. Sans garantie. Son projet, développé avec la direction de Desseilles, est innovant et audacieux. Ciblant le luxe “abordable“, Mein Grace et Desseilles ont décidé de mettre en commun ce qu’il faut pour se faire une place sur le marché : la marque Desseilles attirera les consommateurs tandis que les capitaux et la force de frappe en distribution du groupe devront assurer le développement de produits de qualité : vêtements, sacs, chaussures, mobilier… “Il n’y a pas de limites avec une marque de la qualité de Desseilles. On est dans le subtil, dans l’élaboré, dans un style, explique Jean-Louis Dussart. Gérard (Dezoteux) et le bureau de dessin rendent fou tout le monde avec leurs créations“ Mais que vont penser les clients lingers-corsetiers ? “On ne se situe pas sur les mêmes marchés“, répond le cadre dirigeant.
Du culot, de l’imagination… et un problème judiciaire grave. Desseilles est en train d’oser quelque chose dont tous les dentelliers parlent depuis des décennies sans jamais avoir osé le faire : sortir du rôle de simple fournisseur de matière première (fût-elle aussi fine qu’un produit de luxe) et prendre pied dans le business to consumer. Un tabou à Calais. Mais depuis la reprise par le trio Dussart-Berrier-Dezoteux, Desseilles souffre d’un problème lié à la non-reprise de six, puis de cinq des salariés de l’ancienne société mise en liquidation judiciaire. Ces cinq salariés n’ont pas accepté la remise en cause du salaire de tulliste dont ils bénéficiaient auparavant ( jusque 3 800 euros de salaire brut mensuel) et des primes au rendement. Parmi eux, un délégué syndical cumulait plusieurs centaines d’heures de délégation par an. Protégés par leurs mandats syndicaux, ils ont ferraillé pendant deux ans contre la direction pour rester en place (voir nos éditions de 2014 et 2013). L’inspection du travail avait finalement autorisé leur licenciement après la constatation par le tribunal de commerce que la raison était réellement économique. Mais le tribunal administratif a reproché à l’entreprise de n’avoir pas procédé à un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE)… qui n’est obligatoire qu’au-dessus du licenciement de neuf salariés ! Pire : cette décision n’étant pas suspensive, l’entreprise doit provisionner plusieurs centaines de milliers d’euros pour la réintégration ou la transaction de départ, comme le demande l’avocat des cinq plaignants.
Un contrôle fiscal pour finir l’année et commencer la suivante. L’investissement du partenaire chinois pourrait être remis en question. En effet, “à l’étranger, personne ne peut comprendre un truc pareil“, se désole Jean-Louis Dussart. “On ne va tout de même pas conseiller notre partenaire d’investir dans Desseilles quand on voit ce que pourrait coûter la réintégration des cinq !” ajoute le dirigeant. La seule issue serait de faire une procédure en référé pour gagner du temps et attaquer la décision du tribunal administratif sur le fond par la suite. Un nouveau combat qui pourrait les épuiser mais qui n’a d’autre alternative que la fermeture de l’entreprise. Un “patrimoine vivant” de 74 personnes et qui n’est pas duplicable. Et pour fêter Noël, les salariés de Desseilles ont vu entrer un inspecteur des impôts : contrôle fiscal…
Les salariés montent au créneau
Les salariés, eux, en ont assez de travailler avec une épée de Damoclès sur la tête. Les soixante-quatorze salariés de Desseilles ont monté un collectif pour “alerter“, “faire du bruit” et pousser les pouvoirs publics à intervenir pour aider l’entreprise. Solidaires avec leur direction, les membres du collectif soutenu par les délégués du personnels ont leur page Facebook (avec “Le tribunal administratif m’a tuer” en exergue) et mobilisent la webosphère. “On se battra comme on l’a toujours fait. On ne veut pas mourir en silence“, plaide Marie-Dominique Costeux, sidérée par la décision du tribunal de commerce de réintégrer les cinq ex-salariés. Des soutiens se manifestent sur la Toile, comme celui de Frédéric Motte, président du Medef régional. On attend les politiques…