La ville numérique s’invente à plusieurs

Incubateur de start-up, télé-centre dans le Gers, projet de ville intelligente à Issy-les-Moulineaux...… Selon des modalités diverses, les territoires entament ou poursuivent leur mutation numérique. Une démarche pluri-acteurs, avec des interactions à inventer.

Comment les villes peuvent-elles favoriser la croissance de l’économie numérique ? En quoi ces évolutions impactent-elles à leur tour le territoire, et quel rôle doivent y jouer les pouvoirs publics ? Alors que certaines villes et certains quartiers ont déjà largement déployé des politiques en ce sens, la réponse à ces questions est loin d’être écrite. C’est ce qu’a montré le débat sur “Le territoire urbain et le numérique, éléments d’attractivité et de perspectives économiques”, le 6 décembre dernier à Paris, à l’initiative de la mission Ecoter, association d’échanges sur les technologies de l’information dans les collectivités locales.
Parmi les pionniers du numérique, figure Issy-les-Moulineaux, près de Paris. Depuis une quinzaine d’années, la Ville (d’environ 65 000 habitants) a fondé sa stratégie de développement sur son attractivité en matière d’infrastructures et un positionnement très affirmé dans le domaine des technologies de l’information. Emblème de la réussite de cette démarche, Microsoft, le géant du logiciel, y a établi ses quartiers en 2009, où s’affairent à présent plus d’un millier de salariés. Issy connaît “un développement réussi grâce à l’entrée dans le numérique (…). La stratégie a fait ses preuves”, estime Eric Legale, directeur d’Issy media. Cette structure, une société d’économie mixte, a été mise sur pied pour disposer d’ “un outil plus agile que l’administration”, capable notamment de passer outre les contraintes des marchés publics, explique Eric Legale. La Ville peut ainsi expérimenter plus librement. Exemple, un projet de paiement de stationnement des places de parking, via smartphone. Autre point essentiel de la stratégie de la ville, “la collaboration avec les entreprises”, explique Eric Legale. Comme dans le cas du paiement via smartphone, “nous essayons d’être à l’écoute des start-up, dans des projets innovants” précise-t-il. Avec les grandes entreprises comme Microsoft, les relations avec le territoire sont d’un autre ordre. Ainsi, l’entreprise a mis en place un dispositif technique et pédagogique – “Comment imaginer l’école de demain” –, déployé avec l’Education nationale. Aujourd’hui, ses locaux abritent une salle de classe, la “classe immersive”. “Nos écoles viennent y faire des cours”, raconte Eric Legale. Quant à “Issy Grid”, une expérimentation de l’optimisation des consommations et des productions d’énergies renouvelables, via un réseau intelligent de distribution d’électricité, dans deux quartiers de la ville, elle est portée par un consortium qui compte une dizaine d’entreprises privées comme Steria et Microsoft. Dans ce cas-ci, la Ville ne met pas d’argent, “mais communique, sensibilise sur le sujet”, précise Eric Legale.

La ville intelligente, enjeu de compétitivité. Dans une autre optique, la ville numérique constitue un terrain d’exploration et un débouché pour une filière économique. “On cherche à voir comment le numérique peut être une nouvelle frontière, ce qu’il apporte de radicalement nouveau”, explique Stéphane Distinguin, président de Cap digital. Ce pôle de compétitivité est axé sur les services et les contenus numériques. Il compte environ 800 membres, dont 700 PME. Concrètement, dans la ville “le numérique accélère, optimise, permet d’inventer de nouveaux services”, analyse Stéphane Distinguin. Exemple, la possibilité de transférer les informations sur les passages de bus, depuis les panneaux d’affichage, sur les smartphones des utilisateurs.
Autre analyse des interactions entre la ville et le numérique avec Nicolas Coudière, directeur opérationnel de Spark, structure d’accompagnement des start-up mise en place par Microsoft. Pour lui, la ville est un “écosystème”, favorable à la naissance de l’innovation : en effet, c’est là que l’on trouve, de manière particulièrement concentrée, des compétences techniques, business, les pouvoirs publics, le milieu d’accompagnement des entrepreneurs, des financeurs… Et à Paris, c’est dans le Sentier, quartier déjà très investi par les acteurs de l’économie numérique, que Spark a choisi d’être implantée. Sur ce terrain, la Capitale est confrontée à Berlin, San Francisco, Rio, Shanghai… “Il existe un contexte de concurrence entre les villes. (…) Cela doit mener les villes à créer un écosystème favorable”, juge Nicolas Coudière.

Fossé entre territoires et démarche à plusieurs voix. La vision concurrentielle entre les territoires risque de conduire à creuser davantage le fossé existant entre des quartiers et villes fortement engagés dans le numérique et les autres. “Ce qui nous intéresse, ce sont tous les territoires”, avance Cédric Verpeaux, responsable du pôle “Ville numérique et durable” à la Caisse des dépôts et consignations. A ce titre, l’institution vient de mettre sur pied une filiale pour favoriser l’implantation de centres de télétravail au coeur des bassins de vie, en périphérie des centres villes, avec Regus, spécialiste en location d’espaces, et l’opérateur de télécommunications Orange. “Le numérique a cela d’intéressant qu’il permet d’agir sur l’offre de transport, mais aussi sur la demande”, commente Cédric Verpeaux. Et d’après une étude de l’ENS de Cachan, le télétravail, pratiqué dans certaines conditions, permet tout à la fois de gagner du temps de travail pour l’entreprise, une production majeure et du temps de loisirs pour le salarié.
La Caisse des dépôts travaille également sur le thème de la mobilité et de l’exploitation des données qui la concernent, avec quatre agglomérations – Lyon, Lille, Bordeaux, et Nice. Dans ces projets, le rôle des collectivités est majeur. “Aujourd’hui, on voit mal un autre acteur en capacité de fédérer, d’agréger toutes les données de mobilité”, constate Cédric Verpeaux. Quant à l’implantation de télécentres sur le territoire, qui intéresse fortement l’économie locale, “c’est un vrai métier. Mais les collectivités peuvent aider, par exemple, en mettant des locaux à disposition”, ajoute Cédric Verpeaux. Même son de cloche chez Stéphane Distinguin. Pour lui, les collectivités locales aussi ont leur contribution à apporter dans les projets qui se développent au sein de Cap digital. “Nous avons besoin d’espaces d’expérimentation”, précise-t-il : impossible d’inventer la ville numérique de demain in vitro. Mais, d’après Stéphane Distinguin, c’est l’interaction entre tous les acteurs qui est nécessaire : “Veolia, Suez, la SNCF… nous avons des champions mondiaux. Les start-up seraient bien inspirées de travailler, d’imaginer la ville de demain à leur contact.”