La révolution des plateformes numériques ne fait que commencer

«Salarié le matin, micro-entrepreneur l’après-midi»... Avec les plateformes, les modalités du travail évoluent, dans un vaste mouvement sociétal qui remet en cause le contrat de travail. De plus en plus, les frontières entre salariat et travail indépendant se brouillent.

De gauche à droite, Emmanuelle Barbara, avocate spécialisée en droit social. Viviane Chaine-Ribeiro, présidente du Conseil de Surveillance de Talentia Software.  Steve Salom, directeur général d’Uber France. Julia Bijaoui, co-fondatrice de Frichti. Stéphane Bensimon, président de Wojo.
De gauche à droite, Emmanuelle Barbara, avocate spécialisée en droit social. Viviane Chaine-Ribeiro, présidente du Conseil de Surveillance de Talentia Software. Steve Salom, directeur général d’Uber France. Julia Bijaoui, co-fondatrice de Frichti. Stéphane Bensimon, président de Wojo.

«L’époque du grand tâtonnement». C’est ainsi qu’Emmanuelle Barbara, avocate spécialisée en droit social, qualifie la transition que vit le monde du travail, bouleversé en particulier par l’arrivée des plateformes numériques et par des attentes nouvelles en matière d’organisation du travail. Récemment à Paris, un débat était consacré à «La révolution numérique – L’économie des plateformes» au cours d’une journée organisée par l’Observatoire du travail indépendant.

La réalité de cette transition est aujourd’hui indéniable, et ses effets sur le monde du travail n’ont pas fini de se faire sentir, les plateformes elles-mêmes ayant dû s’adapter. «Uber est arrivé avec un modèle innovant, disruptif. Nous avons pris un marché qui ne bougeait pas beaucoup. Nous avons pris la technologie et créé une plateforme pour mettre en relation une demande de mobilité et une demande de travail. (…) Nous sommes en train de contribuer à faire évoluer la manière dont on travaille», explique Steve Salom, directeur général d’Uber France. Mais attention, précise-t-il, «Uber fonctionne avec des modèles différents aux USA et en France. Nous nous adaptons au pays et à la réglementation». Aux USA, les chauffeurs sont des particuliers, alors que dans l’Hexagone, ce sont des chauffeurs VTC, professionnels, qui travaillent pour la plateforme. Commentant les débuts tumultueux d’Uber, son directeur général fait son mea culpa : «Nous nous sommes trompé (…). Aujourd’hui, l’entreprise, qui a changé sa culture, essaie de travailler en collaboration avec toutes les parties prenantes», chauffeurs compris.

D’après Steve Salom, ces derniers choisissent ce métier pour être indépendants et ils sont peu nombreux à demander à être requalifiés en salariés. «Ce sont des prestataires de services par choix», estime-t-il. C’est également le sens du témoignage de Julia Bijaoui, cofondatrice de Frichti, entreprise de livraison de repas à domicile. L’entrepreneuse, qui a créé 300 emplois au total, explique avoir commencé par bâtir une équipe de 150 livreurs salariés en contrat à durée indéterminée (CDI). «C’était complètement inadapté. Le job de livreur n’est pas un job où on veut s’engager de manière pérenne, mais de complément ou de transition. Du coup, nous avions  un turn-over énorme. Les salariés voulaient un statut plus flexible», commente Julia Bijaoui.

Aux USA, les chauffeurs Uber sont des particuliers, alors que dans l’Hexagone, ce sont des chauffeurs VTC, professionnels, qui travaillent pour la plateforme. © Snapic.PhotoProduct

Une indispensable adaptation

D’autres  indicateurs confirment l’évolution des attentes d’une partie de la population en matière d’organisation du travail. Ainsi, Viviane Chaine-Ribeiro, présidente du conseil de surveillance de Talentia Software et ex-présidente du Syntec, le syndicat professionnel des entreprises de services du numérique, constate elle aussi un désir d’indépendance chez les salariés de ce secteur particulier. «Du fait de leur nature de consultant, les salariés sont indépendants dans l’âme. Peu souvent au bureau, ils sont portés à avoir une attitude plus indépendante que dans d’autres secteurs», note-t-elle. Pour l’entrepreneur, la situation est  complexe à gérer. La cohabitation entre des statuts divers exige une gestion fine : un indépendant peut-il être invité aux réunions, hébergé, traité comme un salarié, sans que son client risque de voir requalifier le prestataire en salarié ?… Quoi qu’il en soit, Viviane Chaine-Ribeiro n’a pas de doute : «Aujourd’hui, je crois au multistatut : salarié le matin, micro-entrepreneur l’après-midi…Il n’y aura pas de marche arrière. Les technologies vont très vite. L’arrivée de la 5 G va complètement bouleverser le domaine industriel, et la nature des jobs vont changer. Les gens vont bouger, de manière choisie ou subie», annonce Viviane Chaine-Ribeiro.

«Si l’on veut que cela fonctionne, la clé est de trouver une nouvelle définition de la protection sociale»

Au total, «c’est un changement de paradigme», confirme l’avocate Emmanuelle Barbara. Le modèle historique du contrat de travail prévu par le Code du travail est fortement remis en question. Avant même l’arrivée des plateformes, la création du statut de l’auto-entrepreneur, en 2009, a constitué une étape clé. Et au-delà de l’indépendance, les CDI aussi ont évolué vers plus de souplesse, par exemple, avec le télétravail. «Ce monde [du CDI] était compatible avec la stabilité (…). Aujourd’hui, l’instabilité devient la norme. C’est celle des entreprises même de l’ancien monde, qui se fragilisent et doivent s’adapter, et des plateformes qui caractérisent ce changement. L’individu aussi est dans une forme d’instabilité, alors que la promesse qui avait été faite est celle du CDI éternel (…). On  tâtonne, on emprunte le chemin de l’atypique. La loi va relativement vite pour encapsuler cet événement. Mais si l’on veut que cela fonctionne, la clé est de trouver une nouvelle définition de la protection sociale», conclut  Emmanuelle Barbara.