La résistible ascension des usages partagés
L’usage partagé d’un bien plutôt que sa propriété, une tendance sociétale désormais ancrée en France ? La légère reprise économique a pourtant ralenti ces pratiques. Et si les nouvelles générations en sont particulièrement adeptes, des freins demeurent...
Les succès éclatants de Blablacar, plateforme de covoiturage, ou de Leboncoin, site consacré à la revente de produits d’occasion, ne doivent pas faire illusion. Certes, l’idée selon laquelle «l’usage d’un bien est plus important que sa propriété» s’est considérablement répandue dans la société. Entre 2009 et 2011, en deux ans seulement, le pourcentage de personnes qui se déclarent d’accord avec ce principe est passé de 34 % à 79 %, d’après une étude du Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), «l’usage partagé : une tendance freinée par la reprise économique», publiée en décembre dernier. Pour autant, les résultats des chercheurs montrent que cette évolution est loin d’être aussi massive et irréversible qu’il n’y paraît. Tout d’abord, note l’étude, en 2015, l’opinion selon laquelle l’usage est préférable à la propriété a nettement reculé, chutant à 71 % des sondés. «Depuis la reprise économique amorcée mi-2013, les pratiques d’usage partagé et de réemploi connaissent un léger tassement, si l’on en juge par le marché de l’occasion sur Internet», relatent aussi les chercheurs du Crédoc. Après la forte hausse de la revente des produits d’occasion sur Internet entre 2009 et 2011, la tendance s’est stabilisée. Elle a même diminué en 2015, pour retrouver le niveau d’il y a deux ans. Pour le Crédoc, «cette stabilisation peut s’expliquer par la reprise économique». Après avoir chuté de 1,2 % en 2012, la consommation des ménages en euros constants a frémi à la hausse, l’année suivante. Et au premier trimestre 2015, la croissance de la consommation a été plus forte qu’attendue, nourrie, notamment, par un rebond des achats de véhicules, de meubles et vêtements neufs.
Attrait de la nouveauté et souci d’intimité
Reste que les contraintes budgétaires ne constituent pas le seul moteur de ces pratiques. D’après les chercheurs, l’âge des individus représente une autre variable importante : les différentes générations entretiennent un rapport différent à l’usage et à la propriété. Ainsi, «les jeunes recherchent de plus en plus à faire des essais», constate le Crédoc. Ils sont également ceux qui revendent le plus leurs biens sur Internet. «Si leur pratique se retrouve dans les générations à venir, on peut supposer que l’usage partagé se poursuivra, même avec une reprise forte de l’économie», poursuit l’étude. Mais au-delà de cette tendance générationnelle, les chercheurs observent chez les individus des tendances susceptibles de freiner les pratiques de partage dans l’ensemble de la société. Première tendance, l’attrait pour la nouveauté. «Le souhait de bénéficier des dernières innovations (performance technique, économie d’énergie, etc.) contribue à détourner des circuits d’occasion.» Autre tendance, le plaisir associé à l’achat du neuf, qu’il s’agisse de choisir un vêtement qui suit la mode ou de se rendre dans un magasin bien achalandé pour choisir son canapé. Par ailleurs, certains individus considèrent que les produits neufs sont plus durables, (car moins énergivores), ou plus fables que ceux d’occasion. «L’idée que la qualité des biens d’occasion est aléatoire les fait percevoir comme coûteux sur le long terme», analyse l’étude. Dans le même sens, le fait d’acheter des produits à des inconnus induit un doute sur l’usage précédent qui a pu en être fait. C’est ainsi que pour les produits chers, les consommateurs ont tendance à éviter les achats d’occasion. Autre critère, la volonté de ne pas dépendre des autres peut freiner les pratiques partagées : certains préfèrent s’acheter une perceuse, même si elle ne doit servir qu’une fois par an. Quant au covoiturage pour les trajets domicile-travail, il peut être ressenti comme une forme de dépendance vis-à-vis d’autrui, côté passager. Côté conducteur, c’est le désir de conserver son environnement personnel et son intimité qui peut prévaloir. Reste le cas des individus provenant de milieux modestes, et qui ont connu une mobilité sociale ascendante. Pour eux, «l’achat neuf s’apparente à une forme de revanche sociale. Il se double d’un sentiment de mérite, tiré de la satisfaction d’avoir travaillé dur pour s’offrir tel ou tel produit. Acheter d’occasion est perçu comme une régression, une rechute dans l’échelle sociale», ajoutent les chercheurs.