La face cachée du monde merveilleux du numérique au bureau

C’est un monde enthousiasmant qui se dessine avec smartphones, tablettes et connexion permanente à haut débit, à en suivre les entreprises du secteur... Mais au bureau, les technologies ont aussi leur face sombre. Analyse avec des spécialistes de la santé au travail.

© AA+W - Fotolia.com
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C’est la face “un peu grise” des usages des technologies de l’information qu’a explorée la conférence “Révolution numérique au travail : les nouveaux risques de l’immatériel”, le 30 janvier à Paris, au musée des Arts et Métiers. Un événement organisé dans le cadre de l’exposition “Danger, trésor de l’Institut national de recherche et sécurité” qui se déroule jusqu’au 7 septembre 2014. “Le numérique a transformé le travail dans tous les domaines. Et cette révolution n’est pas terminée”, démarre Daniel Ratier, responsable des questions des technologies de l’information et de la communication au ministère du Travail, et coauteur du rapport “Impact des TIC sur les conditions de travail” publié en 2012. A cette date déjà, près de deux actifs occupés sur trois utilisaient régulièrement les TIC dans leur activité professionnelle. Par exemple, plus de 45% des entreprises disposent d’un Intranet et 58% d’un site internet. Tendance forte, les outils numériques confiés aux salariés sont de plus en plus mobiles, rapporte aussi l’étude. Mais toutes ces évolutions comportent des effets pervers. Premier d’entre eux, “l’intensification du travail”, pointe Daniel Ratier. La Dares (Direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail) constate le développement de ce phénomène pour toutes les catégories de salariés. “Ce n’est pas le numérique en soi qui intensifie le travail. La demande a augmenté et les entreprises ont voulu produire plus. Mais sans le numérique, le travail n’aurait pas autant été intensifié. Le quotidien des salariés en a été profondément modifié”, précise Daniel Ratier. Par ailleurs, un usage accru des technologies de l’information au quotidien est aussi source de stress pour plusieurs raisons. Tout d’abord, “la moitié des salariés voient leur rythme perturbé par les pannes, les problèmes informatiques”, constate Daniel Ratier.
Quant au déferlement des données et la surinformation, ils induisent une “saturation cognitive des salariés qui ont du mal à faire face”, poursuit Daniel Ratier. Exemple avec le courriel, un outil devenu tellement courant que les entreprises auraient dû apprendre à le gérer. “On s’arrête pour aller regarder son mail et répondre tout de suite. Ce n’est pas la meilleure façon de travailler”, commente Daniel Ratier. Ensuite, le brouillage entre vie privée et vie professionnelle peut perturber certains salariés. “Depuis le milieu des années 2000, on a commencé à dire ‘mon Blackberry me pollue la vie’. Le temps de travail des cadres a très largement augmenté officiellement d’après la Dares, et quand on rajoute le temps caché permis par les outils numériques, les chiffres sont assez impressionnants”, poursuit Daniel Ratier. Pour le coauteur du rapport, ces “effets chronophages” et ces “intrusions massives dans la vie privée”, qui touchent principalement les cadres, devraient également impacter les autres catégories socio-professionnelles.

Impact sur le collectif. Audelà des impacts sur l’individu, l’usage des technologies est également lourd de conséquences dans l’organisation du travail et dans le fonctionnement du collectif que représente le milieu professionnel. En théorie, “les TICS offrent de nouvelles possibilités, comme celle de travailler hors du bureau”, explique Daniel Ratier. Mais, constate-t-il, le télétravail ne s’est pas réellement déployé en France, notamment en raison de résistances dans l’entreprise. “Le management n’est pas forcément ravi que ses équipes soient à la maison et le chef d’équipe, au bureau”, estime Daniel Ratier. En revanche, l’automatisation logicielle et la robotique, toujours plus poussées, sont une réalité qui pose des questions de perte d’autonomie et, plus largement, des conditions de travail des individus. Exemple, les centres d’appels : dans nombre d’entre eux, “les opérateurs ne connaissent pas leur voisin, ni leur superviseur. Le collectif est menacé”, constate Daniel Ratier. Une nouvelle évolution peut-être plus radicale encore se profile, avec l’évolution des interfaces homme/machine : alors qu’avec un écran et un clavier, il fallait savoir lire et écrire, les nouvelles interfaces s’appuient sur la reconnaissance du mouvement ou l’échange vocal.

Les méfaits du “voice picking”. L’évolution du travail des préparateurs de commandes sur les plates-formes logistiques, étudiée et présentée lors de la conférence par Virginie Govaere, chercheuse au département homme au travail de l’INRS (Institut national de recherche et sécurité de Lorraine), en donne un aperçu. Ces employés sont chargés d’aller prendre des colis, de les disposer sur une palette et les apporter jusqu’au camion. Aujourd’hui, dans certaines entreprises, il sont passés d’un listing papier d’objets à prendre à la technologie du “voice picking”. Equipés d’un casque avec écouteurs et micro, ils sont en interaction avec un système vocal qui leur indique les colis à charger sur la palette. Une perte radicale d’autonomie. En effet, ils passent d’un dispositif où ils ont entre les mains la totalité de l’information dès le départ et où ils décident de leurs actions en fonction de celle-ci, à un autre où l’information est donnée pas à pas. Résultat en termes de productivité : les préparateurs passent de 180 colis chargés par heure avec les listings papier à 210 avec le “voice picking”. Vu du côté des employés, le résultat est beaucoup moins probant : augmentation de la cadence, des poids soulevés, de la fatigue auditive. “La satisfaction baisse, on ne peut pas se parler. Il faut attendre les instructions et les temps subis sont pénibles”, conclut Virginie Govaere.