La dentelle de Calais toujours aussi fragile

La mise en redressement judiciaire de Desseilles Laces a remis la dentelle de Calais sous le feu des projecteurs. Son confrère Noyon ne se porte pas mieux. Le point sur l’activité au début de cette nouvelle année.

Olivier Noyon, PDG des établissements Lucien Noyon, au salon de la lingerie.
Olivier Noyon, PDG des établissements Lucien Noyon, au salon de la lingerie.

 

CAPresse 2013

Michel Berrier, directeur commercial de Desseilles Laces.

 Desseilles Laces a été mise en redressement judiciaire le 27 décembre dernier par le tribunal de commerce de Boulogne-sur-Mer. La direction vit des heures difficiles depuis le mois d’octobre 2012 : les commandes se font a minima, les réassorts aussi ; l’entreprise, qui emploie 73 personnes et une dizaine d’intérimaires, affiche moins de 8 millions de chiffre d’affaires. «Je n’ai jamais vu les clients aussi frileux», déclare Michel Berrier, directeur commercial et l’un des trois associés qui ont repris l’entreprise l’été dernier. Desseilles vit des heures mouvementées depuis une vingtaine d’années. En 1987, l’entreprise alors familiale est vendue au groupe mondial de textile Courtauld qui s’en sépare rapidement. L’entreprise passe par les mains d’un fonds d’investissement en 2001 qui cède l’affaire au Letton Lauma après liquidation judiciaire en 2007. L’affaire fera long feu à cause d’une direction avide et d’un actionnaire lointain qui a surtout pioché ce qu’il cherchait dans les métiers à tricoter… Mars 2010, nouveau redressement judiciaire. L’été dernier, la trésorerie de l’entreprise est à mal et un nouveau redressement judiciaire semble orienter Desseilles vers une disparition pure et simple comme ce fut le cas d’autres dentelliers calaisiens. Mais c’était sans compter sur trois cadres : Gérard Dezoteux, dessinateur depuis 43 ans, Michel Berrier, commercial depuis 20 ans, et Jean-Louis Dussart, ancien d’Eurodentelles et dans le métier depuis 1989. Ils reprennent l’entreprise après une nouvelle liquidation. Desseilles Laces est née. Mais un problème se pose dès sa création : six salariés n’acceptent pas leurs nouvelles conditions de travail qui ont raboté les salaires des tullistes, hyper protégés par une convention collective centenaire.

Protéger les syndicalistes ou l’entreprise ? Les six, tous syndicalistes et issus de l’atelier, ne sont donc pas repris et s’en plaignent auprès des tribunaux. Mais ils n’ont pas hésité à conseiller aux autres salariés d’accepter les nouvelles conditions de travail de l’après-reprise. Ils sont finalement réintégrés après une décision de l’inspection du travail en leur faveur, aux conditions d’avant-reprise. Coût pour Desseilles Laces : 360 000 euros par an. «On a fait un business plan qui ne comprenait pas cette surcharge», plaide Jean-Louis Dussart. Pire, les syndicalistes concernés produisent largement moins que des intérimaires pourtant moins chevronnés (cf. La Gazette du 3 avril 2012)… En décembre, la direction tente de négocier avec eux pour étaler le paiement du 13e mois. Sans succès. Payer les salaires est devenu compliqué, alors le redressement permettra au moins à Desseilles de suspendre le paiement des charges et donnera de l’air à la trésorerie en attendant que le marché se redresse et qu’une solution soit trouvée avec les six salariés concernés. Chez Noyon, c’est tout aussi périlleux. Plus gros dentellier de la place avec 217 salariés, le fabricant a une fois de plus affiché un bilan médiocre en 2011. Depuis sa sortie d’un très long redressement judiciaire en avril 2010, Noyon n’a pas vraiment relevé la tête malgré les prévisions de croissance de son plan de continuation.

 

CAPresse 2012

Les syndicalistes de Desseilles.

Noyon : un plan de continuation de 20 ans. C’est la dixième année de perte consécutive pour Olivier Noyon. Dans le métier, on n’a jamais vu cela. Et c’est un exploit que de tenir aussi longtemps en affichant des pertes effacées par de la vente d’actif à chaque exercice : Noyon est un miracle permanent. 

Un plan de continuation a été avalisé par le tribunal de commerce de Boulogne-sur-Mer. Il s’étend sur… 20 ans. Personne ne peut pourtant croire en la crédibilité d’un plan sur deux décennies dans un secteur comme la dentelle. Son premier bilan d’après-redressement montre déjà de profondes faiblesses : baisse des actifs (10 millions d’euros contre 11,7 fin 2010) et légère baisse de son chiffre d’affaires net (16,2 millions d’euros contre 16,5 fin 2010, malgré une petite hausse des ventes). Noyon a arrondi ses recettes avec la vente à la Ville de Calais d’un terrain et d’un bâtiment de son site des Salines pour 1,3 million d’euros. Il a aussi vendu un métier à tricoter, un autre bâtiment rue des 4-Coins, ce qui lui permettra de faire baisser ses taxes. Mais le dentellier voit ses charges d’exploitation augmenter (+ 1,44%) et consécutivement voit croître sa perte d’exploitation (3,3 millions d’euros fin 2011). Toutes ces ventes ne font que retarder les échéances et masquent le problème central de l’entreprise : la masse salariale. Pour gagner du temps, le dentellier a dû se délester de ses filiales italienne, polonaise, britannique et japonaise qui ont été placées en liquidation. Seules les filiales chinoise (qui a amené 16 000 euros de résultat) et américaine (dont la vente a permis d’encaisser 2,4 millions d’euros) demeurent.

Soutien «abusif» ou à géométrie variable ? Surtout, Noyon bénéficie d’un soutien public conséquent et récurrent : non seulement le tribunal de commerce lui a donné tout le temps nécessaire pour qu’il se rétablisse, mais les services de l’Etat ne l’assignent pas à payer les dettes fiscales et sociales qui continuent de croître d’exercice en exercice : près de 4 millions fin 2010 et 4,3 fin 2011. L’ensemble des dettes dépasse 11 millions d’euros à la fin de l’exercice… Même si elles sont en baisse, elles plombent les comptes de l’entreprise tout en montrant que les pouvoirs publics comme les banques lui adressent un soutien que certains, sur la place, qualifient d’«abusif». Près de 7 millions d’euros de dettes ont été gelés par le tribunal de commerce suite à la sortie du redressement, dont 4,1 millions au titre des AGS-CGEA… Les délais de paiement sont étalés sur cinq ans. «La société a sollicité de la commission des chefs de services financiers et de l’AGS l’octroi de délais supplémentaires pour le remboursement de sa dette dans le cadre de son plan de redressement. La commission (…) a accepté de reporter l’échéance du 25 mars 2012 au 25 mars 2013 et les AGS ont accepté de suspendre l’exigibilité des échéances du 25 mars 2012 au 25 novembre 2012 avec reprise d’un nouvel échéancier à compter du 15 décembre 2012.» Tant mieux pour Noyon et ses 217 salariés. Mais pourquoi Desseilles n’a pas obtenu de report auprès des mêmes organismes ? Que dire aussi du refus des élus locaux d’acheter un terrain de Desseilles, pourtant situé au cœur de la zone d’activité Marcel-Doret classée zone franche ? Desseilles est une entreprise française comme Noyon, employant comme cette dernière des salariés compétents. Ses pertes sont supérieures à 1 million d’euros contre 2,2 l’exercice précédent. Le fait est que l’entreprise ne bénéficie d’aucun soutien en France et que, lors de sa reprise en août dernier, aucune banque française n’a voulu se mettre au tour de la table… A Caudry, autre pôle de la dentelle Leavers, les dirigeants de Sophie Hallette et de Solstiss attendent leur heure. Les premiers avaient émis une offre de reprise sur Noyon. Les seconds dirigent la teinturerie calaisienne. 

 

CAPresse 2013

Olivier Noyon, PDG des établissements Lucien Noyon, au salon de la lingerie.