Santé

L’addiction au smartphone, une nouvelle maladie chronique

Les résultats d’une étude sur les addictions aux écrans fournissent des données sur l’hyper-usage des smartphones, lequel soulève des problématiques en termes d’habitudes addictives, antisociales, et même dangereuses dans certaines situations. Et interroge sur la responsabilité des entreprises du numérique.

(© Adobe Stock)
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« C’est une nouvelle maladie chronique », a déclaré le docteur Alain Toledano, cancérologue et radiothérapeute, président et co-fondateur de l’Institut Rafaël, lors de la présentation à la presse des résultats d’une étude sur l’addiction aux écrans, à laquelle plus de 21 000 personnes ont répondu. Réalisée entre mai et juin 2023, elle est a été conduite par l’Observatoire Santé de PRO BTP, groupe de protection sociale pour les entreprises, salariés et artisans du BTP, en partenariat avec le centre de recherche de l’Institut Rafaël, centre dédié à la médecine intégrative.

Plus de la moitié des répondants aimeraient être moins connectés à leur téléphone

Il en ressort que 71% des répondants ont déclaré ne pas pouvoir se passer de leur smartphone. 57% disent être « mal à l’aise » sans leur smartphone. 53% le consultent dès le réveil, 43% vont souvent ou toujours au lit avec lui, 32% l’utilisent à table, 36% l’emportent souvent quand ils vont aux toilettes… Une personne sur deux dit passer chaque jour au moins 1 heure 30 de son temps libre sur son smartphone, et une sur dix plus de 3 heures, dont 25% des moins de 25 ans. 44% ont déclaré utiliser leur smartphone en conduisant : 33% d’entre eux y jettent un œil et 14% envoient parfois des messages ou vont sur les réseaux sociaux. Enfin, 54% des personnes qui ont répondu aimeraient être moins connectées à leur téléphone, et 39% ont déjà essayé de l’être.

Des habitudes addictives, antisociales, et parfois dangereuses

Selon les professionnels de la santé, cet usage excessif des écrans, et plus particulièrement du smartphone, soulève des problématiques de différentes natures. A commencer par le rapport de dépendance et les habitudes addictives, mais aussi des attitudes et des habitudes antisociales (isolement, polarisation), et parfois même des habitudes dangereuses liées à un manque d’attention et de vigilance (au volant d’une voiture, sur un vélo, ou en marchant dans la rue tête baissée sur son téléphone, par exemple).

Sur le plan clinique, « se sentir mal sans son smartphone est un symptôme problématique, il faut consulter », a relevé le professeur Laurent Karila, psychiatre spécialisé en addictologie à l’Université Paris Saclay. Devenu notre interface avec le monde extérieur, « le smartphone est un doudou numérique », et « c’est aussi une matrice intermédiaire aux addictions aux jeux en ligne, aux achats en ligne, à la sexualité en ligne… En réalité, c’est une addiction à Internet ».

Éduquer à l’usage des technologies et au fonctionnement du cerveau

Sur le plan neurologique, « cela joue les biais de nos systèmes attentionnels », sur « l’activation du système de la récompense », a expliqué Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l’éducation à l’Université de Paris Cité. « Il faut éduquer à l’usage des technologies, mais il faut aussi éduquer les gens au fonctionnement de leur cerveau. Il y a une demande, les gens veulent être moins connectés à leur smartphone, et c’est plus facile si l’on sait comment le cerveau fonctionne. » Et « nous avons aussi besoin de la recherche, parce que nous avons besoin de données sur les usages réels. Grâce à la Commission européenne, les plateformes vont bientôt être obligées de nous fournir ces données. »

Sédentarité, qualité du sommeil, manque de relations sociales

Autre impact négatif : « la sédentarité liée à la consultation du smartphone vient augmenter le temps que l’on passe assis et, à long terme, ce n’est pas bon pour l’état de santé », a relevé Martine Duclos, endocrinologue et physiologiste, responsable du service de médecine du sport au CHU de Clermont-Ferrand. « Pour les adolescents, le temps passé assis et le manque d’activité physique ont déjà un impact sur leur santé, et c’est vraiment très inquiétant. » L’hyper-usage des écrans a aussi un impact « sur la myopie, qui connaît une forte augmentation », et sur la qualité du sommeil : « les écrans diffusent de la lumière bleue, qui empêche la production de la mélatonine. Il faut arrêter la lumière bleue au moins deux heures avant de se coucher pour ne pas perturber le cycle des hormones qui favorisent le sommeil. » Enfin, on sait que « le manque de relations sociales est un facteur de dépression et d’anxiété ».

La responsabilité des entreprises du numérique en question

Entrepreneure spécialisée dans le financement de start-up, éphémère présidente du Conseil national du numérique, Marie Ekeland a pointé la responsabilité des entreprises qui fournissent ces services en ligne. « Le modèle économique de ces services numériques est basé sur le temps passé devant les écrans et devant les publicités, c’est une économie de l’attention. D’où les systèmes de notifications pour attirer l’attention. » La technologie du numérique « n’est pas une source d’isolement » en soi, « c’est la façon dont les entreprises de la Silicon Valley l’implémentent qui est très destructeur, avec des pratiques qui tendent vers l’isolement » des individus. « Pourquoi la question de la responsabilité de ces entreprises sur le coût social du numérique n’est pas posée ? »

Mettre la technologie au service de la communauté, et non de l’individu

Sommes-nous définitivement tous devenus esclaves du numérique ? « Il faut se déculpabiliser et se demander ce que l’on peut faire pour reprendre le contrôle de son temps. » Sur ce terrain, une des difficultés est que « nous avons mis tous les usages au même endroit » : téléphoner, envoyer un message, acheter, payer, s’informer, prendre des photos, écouter de la musique, regarder des vidéos…

Autre obstacle : « avec l’émergence de l’intelligence artificielle, cela va de plus en plus vite, alors que nous avons besoin de nous poser pour réfléchir à comment mettre le numérique au service d’une société durable ». C’est pourquoi « il faut recréer des mécanismes pour se ressourcer et, parfois, revenir à des usages précédents », comme acheter un appareil photo ou un réveil, par exemple. Et de façon plus globale, « il faut réfléchir à comment mettre la technologie non pas au service de l’individu, mais au service de la communauté. Je pense que l’on arrive à la fin d’une ère, que l’on va passer de l’économie de l’attention à l’économie de l’intention. »

Miren LARTIGUE