"Il faut lutter contre la 'trumpisation' des débats"

Commissaire général de France stratégie, Jean Pisani-Ferry était de passage à Lille, début septembre, pour une conférence intitulée «Quels leviers pour l’emploi ?». L’occasion de faire le point sur l’agence, refondée en 2013, qui publie une série de notes sur les enjeux de la décennie qui va s’ouvrir au lendemain des présidentielles.

Jean Pisani-Ferry lors de la conférence, au conseil régional ds Hauts de France à Lille.
Jean Pisani-Ferry lors de la conférence, au conseil régional ds Hauts de France à Lille.

 

D.R.

Jean Pisani-Ferry lors de la conférence, au Conseil régional des Hauts-de-France à Lille.

 

 

La Gazette. Comment définiriez-vous le rôle de France stratégie ? Vos analyses et recommandations sont-elles assez entendues à votre goût?  

Jean Pisani-Ferry. Notre rôle pour le moment, c’est de fournir des éléments de cadrage et de poser des questions, mais pas de fournir des recommandations. C’est aux politiques d’élaborer leurs solutions face à nos constats, pas à nous. Et ce n’est pas un exercice facile de livrer une analyse claire, de mettre en avant les différentes options, et de laisser le choix ouvert et libre. Si l’on veut être utile, il faut travailler sur les sujets de fond, tout en ayant une capacité de réaction, en sachant vivre dans le tempo des questions qui se posent. Si vous dites aux gens «réponse dans deux ans», ça ne sert à rien. Nous sommes attaché à être à la fois utile et très autonome sur la manière dont on intervient. Par exemple, cette initiative de publier une série de treize notes sur les enjeux de la décennie qui suivra les présidentielles, inédite à ma connaissance, répond totalement à nos missions d’organisme public, qui fournit les matériaux pour que le débat soit de meilleure qualité,

Justement, ces treize notes font l’objet de débats organisés partout en France. C’est une manière d’enrichir votre réflexion ?

En effet, nos treize notes vont être publiées, sous la forme d’un livre, dans quelques semaines. Dans l’intervalle, chacune aura donné lieu à un débat, à Lyon, Toulouse, Grenoble, Lille ou encore en région parisienne. C’est pour nous l’occasion de tester nos idées, de voir les réactions qu’elles suscitent. Nous sommes d’ailleurs ouvert aux contributions extérieures, et nous en avons reçu plus de 180, en accord, en désaccord, ou qui apportent des compléments à nos propos. Nous allons faire une synthèse de tout cela. Notre travail, ce n’est pas seulement de publier nos analyses, c‘est aussi de les soumettre au débat et de les enrichir d’autres contributions.

D’où proviennent les contributions à vos publications ? Certaines notes font-elles plus polémique que d’autres ?

C’est assez divers : ces réflexions peuvent venir de think tanks, de spécialistes, de partenaires sociaux… Le niveau de désaccord et de mobilisation varie selon les sujets. Il y a une note qui a suscité beaucoup de critiques par exemple, c’est celle qui portait sur l’équilibre entre les jeunes et les vieux dans notre société. Est-ce que nos différentes politiques garantissent un bon équilibre entre les jeunes et les seniors ? Est-ce qu’on n’est pas en train, sans s’en rendre compte, de privilégier à l’excès les seniors par rapport aux jeunes, en mettant en place un système social qui protège bien contre les risques de l’âge et beaucoup moins bien contre les risques de l’entrée dans la vie active ? Beaucoup de gens étaient très fortement en désaccord avec cette idée.

Le thème abordé à Lille, c’était «Quels leviers pour l’emploi ?». Où en sont vos réflexions sur le sujet ?

Nous avons fourni deux notes sur ce thème, l’une sur les nouvelles formes de travail, l’autre sur l’emploi. C’est un bon exemple parce que notre démarche, en ce cas, illustre bien la manière dont nous abordons tous les domaines, avec notamment la comparaison à des pays similaires au nôtre. Nous nous sommes donc demandé si la situation que nous connaissons en France, avec un chômage plus élevé, des performances moins bonnes, était la contrepartie d’un emploi de meilleure qualité. Et le constat auquel on arrive, c’est très clairement que non. Si l’on mesure la qualité de l’emploi, grâce à des enquêtes auprès des salariés notamment, on s’aperçoit que notre arbitrage est mauvais. Notre modèle n’est pas un choix collectif positif, c’est simplement le reflet du fait que l’on fait moins bien que d’autres, que ce soit en termes de rythme et de charge de travail, de compatibilité entre le travail et la vie familiale, d’autonomie des salariés… Sur tous ces points, d’autres font au moins aussi bien que nous, avec des taux de chômage bien plus faibles.

Devant nous s’ouvre donc un rattrapage à la fois quantitatif et qualitatif sur l’emploi ?

Le rattrapage à faire est en effet très important par rapport à des pays comme l’Allemagne, l’Autriche, Danemark, la Suède ou les Pays-Bas. Aujourd’hui, ces pays connaissent un taux de chômage autour de 5% et un taux d’emploi de 73%, quand nous en sommes à un petit 63%. L’écart est considérable. En parallèle, le deuxième constat que nous dressons, c’est que nous consacrons énormément d’efforts aux politiques pour l’emploi. Si l’on compte l’ensemble des moyens budgétaires consacrés à l’emploi, à la fois à travers l’indemnisation des chômeurs, les formations, les différentes politiques de l’emploi ciblé et les divers allègements, on arrive à 108 milliards par an. C’est absolument énorme. Le sujet de premier ordre, c’est d’arriver à faire mieux avec les moyens que l’on a.

Et quels seraient les axes à privilégier selon vous ?

Un thème très fort, ce sont les compétences. En termes de compétitivité ou d’éducation, la France a fait un effort considérable ces dernières décennies. Mais en termes de compétences, il y a toujours une fraction de la population active qui a des difficultés. Les décrocheurs, qui sont sans diplôme, avec une formation insuffisante et inadaptée, représentent quand même 15 à 20% d’une classe d’âge ! Et la surprise, c’est que même chez les actifs dans l’emploi, qui sont mieux formés, on constate souvent des lacunes sur la maîtrise des compétences de base : écrire, compter… On n’est pas au meilleur niveau sur ces points. On n’est pas mauvais, mais on est dans la moyenne. Or, aujourd’hui, la France aurait besoin, vu son coût salarial, d’être au niveau des meilleurs.

Un problème particulièrement prégnant dans les Hauts-de-France…

Dans la région, le plus impressionnant, c’est de voir qu’il y a certaines villes dans lesquelles il y a plus de gens au chômage ou inactifs que dans l’emploi. C’est le cas à Denain, mais à Maubeuge, à Roubaix, on n’en est pas très loin. On ne sait plus si la norme sociale, c’est l‘emploi ou l’inactivité et le chômage. C’est très impressionnant, surtout que ce sont des territoires où le taux de chômage n’est pas passé sous les 10% depuis très longtemps. L’inactivité s’est enkystée dans le quotidien, paraît inéluctable, normale, alors que ça ne l’est pas. On retrouve des phénomènes comparables dans d’autres pays, aux Etats-Unis par exemple, où une partie de la population se retire du marché du travail. Même quand le taux de chômage baisse, la part d’inactifs, surtout chez les hommes sans qualification, reste très élevée.

Et dans ce contexte, des politiques locales, à l’image du Proch’Emploi de Xavier Bertrand, vous paraissent-elles une bonne solution ?

Les politiques de l‘emploi ne peuvent être que des combinaisons, il faut chercher la bonne entre une politique nationale et celles qui sont plus proches du terrain. C’est sûr qu’une politique nationale va jouer davantage sur de grands dispositifs, la fiscalité, la formation initiale, des choses comme ça. Ensuite, elle doit s’articuler avec une politique beaucoup plus proche du terrain, des questions de formation et d’accompagnement. D’autant plus que, finalement, l’utilisation des moyens nationaux est très inégale selon les régions. On observe, par exemple, que les dépenses de formations professionnelles par chômeur sont particulièrement faibles dans les Hauts-de-France, alors qu’il faudrait l’inverse. Mais il y a sans doute un effet de découragement de la part des publics concernés.

In fine, l’ensemble des notes et des analyses que vous produisez sont destinées aux candidats à présidentielle ?

Oui bien sûr, mais pas uniquement. Elles sont aussi destinées au débat citoyen, aux partenaires sociaux, à tous ceux qui s’intéressent à ces questions et souhaitent un débat de qualité. Elles constituent notre réponse au «trumpisme» qui menace toutes les démocraties, c’est-à-dire le débat qui se limite à l’invective et à l’insulte. Notre rôle, c’est de contribuer à ce qu’on se saisisse de vrais enjeux, qu’on se nourrisse de faits, que sur cette base les différentes solutions se construisent et se confrontent, pour permettre un choix informé. Nous avons basé nos notes sur la décennie 2017-2027, car il y a un certain nombre de sujets sur lesquels il faut prendre un horizon à dix ans, pour être plus ambitieux, aller au fond des choses. Le climat, la formation, la fiscalité, sont des sujets pour un quinquennat, mais on essaye de prendre plus de recul pour interroger la nature même de notre système, les choix qui ont été faits. Alors, bien sûr, quand on se place dans cette perspective, il y a  des moments où l’on est un peu triste de la manière dont se déroulent les débats. Mais il ne faut pas renoncer à essayer d’apporter des éléments qui permettent, à ceux qui le veulent, d’élever le niveau. De toute façon, il y a toujours plusieurs temps dans une campagne : le temps des petites phrases, le temps des invectives et le temps de la réflexion et du débat citoyen. Nous voulons nourrir ce temps-là.