"Gilets jaunes", cinq ans plus tard: souvenirs, espoirs et désillusions
"C'est d'ici qu'on s'élançait." La voix encore chargée d'émotion cinq ans plus tard, Francis Sanchez, 75 ans, pointe la place de la Bourse à Bordeaux, où, comme ailleurs en France, des milliers de...
"C'est d'ici qu'on s'élançait." La voix encore chargée d'émotion cinq ans plus tard, Francis Sanchez, 75 ans, pointe la place de la Bourse à Bordeaux, où, comme ailleurs en France, des milliers de "gilets jaunes" ont rêvé d'un avenir meilleur.
Toujours entièrement paré de jaune, du casque à vélo aux chaussures, ce septuagénaire revendique fièrement son appartenance au mouvement social né le 17 novembre 2018.
"Chacun avait ses revendications. Il y avait bien entendu des divergences, mais entre nous c'était bon enfant, festif, jubilatoire même!", se rappelle l'ancien ingénieur à la retraite qui a manifesté des dizaines de fois.
Au prix d'un passage devant le tribunal et de 1.274 euros d'amendes répétées pour "participation à une manifestation non autorisée".
Né spontanément en dehors des partis et syndicats pour protester contre la hausse d'une taxe sur les carburants, le mouvement a conduit à des blocages de routes et ronds-points, ainsi qu'à des rassemblements dans l'Hexagone tous les samedis durant plusieurs mois.
Sur la départementale du Cap Ferret, entre océan et Bassin d'Arcachon, un vieux gilet jaune flotte devant la maison de Stéphane Gonzalez.
En 2018, il était autoentrepreneur et ne militait pour aucune cause ou parti politique.
"J'ai participé à tout, blocages, tractages, manifestations. J'ai espéré un avenir meilleur pour mes enfants, une retraite valorisée pour ma mère. J'ai sacrifié beaucoup de temps et d'argent. J'ai même mis mon entreprise de côté pendant deux ans", confie M. Gonzalez.
Image "caricaturale
Cinq ans plus tard, il regrette l'image "caricaturale qui reste dans l'esprit de beaucoup de gens".
"On se sentait incompris par les médias qui n'étaient intéressés que par les incidents et le côté violent. On voulait faire de nous des +cassos+, des barbares, alors qu'on était un mélange incroyable de profils et de parcours", ne décolère pas le quinquagénaire.
Pour lui, "la situation est aujourd'hui plus catastrophique qu'en 2018, sauf que plus personne ne bouge. Les gens sont las, résignés, désabusés".
En 2023, "on paie toujours plus d'impôts, avec des revenus qui n'augmentent pas et une vie de plus en plus chère", renchérit Farida, fonctionnaire territoriale de 48 ans qui tait son nom en raison de son métier.
Appartenant à une "classe moyenne coincée entre le marteau et l'enclume", elle avait placé beaucoup d'espoir dans un mouvement qui réunissait des gens de "toutes origines sociales, politiques et ethniques, rêvant ensemble d'un avenir meilleur".
"Moi-même, j'ai espéré une retraite plus confortable... Et tout ce que ça a donné, c'est de la poudre de perlimpinpin!", déplore-t-elle en ironisant sur l'expression d'Emmanuel Macron lors du débat présidentiel de 2017 face à Marine Le Pen.
La quadragénaire a d'ailleurs manifesté cette année contre la réforme des retraites et mise sur les nouvelles générations pour reprendre le flambeau.
Hélène Elouard, 57 ans, était AESH (accompagnante d'élèves en situation de handicap) en 2018. Elle gagnait 600 euros par mois pour 20 heures de travail hebdomadaires en CDD.
Braises en sommeil
"Ce qui m'a intéressé dans le mouvement, c'est que des femmes en grande précarité, qui n'étaient pas politiquement armées et n'avaient pas forcément un engagement féministe, ont osé dire +Ca suffit de parler de précarité en général, les femmes sont en première ligne+", s'enthousiasme cette artiste et militante.
Pour elle, la force du mouvement a été de "donner de l'espoir aux gens qui ne croyaient plus en rien, à un moment où il y avait un grand flop niveau syndical".
En 2018, du haut de ses 25 ans, Jason Herbet avait aussi l'impression que "quoiqu'on fasse, quoiqu'on vote, rien ne bougeait". Alors quand les premiers gilets jaunes apparaissent, ce développeur informatique s'enthousiasme et accepte d'être l'un de leurs "représentants" auprès des médias et des responsables politiques, à la suite d'un vote sur internet.
Cela lui vaut d'être reçu par des députés et le Premier ministre de l'époque, Édouard Philippe. Mais aussi beaucoup de reproches et d'animosité de la part de manifestants qui refusaient que quiconque parle en leur nom.
"Avec le recul, je les comprends parfaitement, c'était antinomique avec la nature même du mouvement", souffle-t-il. Il jettera l'éponge après deux mois de sollicitations médiatiques intenses, une vie personnelle "totalement chamboulée" et une "surveillance permanente" des renseignements territoriaux.
Ce qu'il en retient? "Un mouvement qui a redonné espoir autour des valeurs de solidarité et de fraternité, dans une société française fortement fracturée."
Farida, elle, évoque "tous ces slogans drôles, inventifs" inventés dans les cortèges. Stéphane Gonzalez pense à ceux "qui ont eu des mains arrachées, des yeux éborgnés".
"On n'était pas des sauvages mais ils nous ont cassé les reins", assène celui qui ne participe plus à aucun mouvement de protestation. Et met en garde, toutefois, contre les "braises en sommeil".
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