Flics de PJ: la violence et la mort au quotidien

"Je n'arrive pas à affronter le regard des familles, à leur annoncer la mort d'un de leurs proches". Pour cet enquêteur de la "crim" de Rouen, c'est le plus difficile. D'autres évoquent les scènes de crime ou les autopsies. Pour tous...

Une simulation de scène de crime lors d'un exercice organisé par le Service Interdépartemental de la police judiciaire  à Rouen, le 13 juin 2024 © LOU BENOIST
Une simulation de scène de crime lors d'un exercice organisé par le Service Interdépartemental de la police judiciaire à Rouen, le 13 juin 2024 © LOU BENOIST

"Je n'arrive pas à affronter le regard des familles, à leur annoncer la mort d'un de leurs proches". Pour cet enquêteur de la "crim" de Rouen, c'est le plus difficile. D'autres évoquent les scènes de crime ou les autopsies. Pour tous ces policiers, la mort se conjugue souvent au quotidien.

Dans son petit bureau du service interdépartemental de police judiciaire (SIPJ) de Rouen, "l'artiste", comme le surnomment ses collègues, nettoie frénétiquement le siège métallique sur lequel s'est assis son dernier gardé à vue. Avec une bonne dose de désinfectant.

Mis en cause pour enlèvement, séquestration et acte de torture sur un SDF, le suspect vit depuis des années dans les bois, sans la moindre hygiène.

Avec deux complices, il a torturé sa victime qui n'a eu la vie sauve que grâce à la compagne de l'un des membres du trio qui a averti la police. "Une histoire de marginaux ivres bien glauque et banale à la fois", résume le policier.

Arrivé tout droit de Seine-Saint-Denis où il a passé la première partie de sa vie professionnelle, "l'artiste" a rejoint il y a quatre ans la brigade criminelle de Rouen.

"En Seine-Saint-Denis, il y a des règlements de compte, c'est le business (du trafic de drogue) qui prime. Ici, la violence n'est pas la même". Il cite en exemple le cas d'un homme tué à coups de masse pour une voiture qui ne coûtait guère plus de "2 à 3.000 euros".

"C'était d'une violence sidérante", confirme le procureur de Rouen, Frédéric Teillet.

- "Ses yeux étaient ouverts"-

En matière de fureur criminelle, la fusillade à la kalachnikov qui a fait deux morts et un blessé en juillet dernier à Évreux (Eure) a marqué les flics rouennais, peu habitués à ces épisodes très "marseillais".

De même que l'attaque sanglante mi-mai d'un fourgon pénitentiaire par un commando armé au cours de laquelle deux agents ont été tués - une première depuis 1992 - et quatre grièvement blessés. Un guet-apens d'une violence inouïe au péage d'Incarville (Eure) entre Rouen et Évreux qui a permis l'évasion de Mohamed Amra, le chef d'un réseau de trafic de stup.

"Il n'y avait pas ce genre d'affaires ici avant", assurent-ils. Leur quotidien est plutôt fait de ces meurtres sordides dont on peine souvent à comprendre le mobile. Leur crudité peut être tout aussi dérangeante.

"Nous pouvons travailler des heures durant sur un cadavre, mais il suffit d'un détail pour que notre armure se fende", dit "l'artiste", frappé au cœur par "une mamie tuée de 47 coups de couteau".

"Ses yeux étaient ouverts. Je les revoie encore... On ne peut pas être des machines tout le temps".

Numéro 2 de la brigade, Patrick, 57 ans, se dit "blindé". Le sang, la mort, il s'y est habitué. Mais "assister aux autopsies, ça non", il n'y arrive pas.

Sur l'échelle de Richter de l'horreur criminelle selon les PJistes normands, les infanticides arrivent en tête.

"Il peut y avoir un transfert quand la victime a le même âge que vos enfants. Il faut y faire attention", avertit Jérémie Dumont, le patron du SIPJ de Rouen, qui propose alors un soutien psychologique à ses troupes.

Vague de fond

Rompu aux pires atrocités, Lara et Bruno, de la police technique et scientifique (PTS), ont désormais le cœur bien accroché.

"Une scène de crime, ça colle par terre, ça sent mauvais. Mais quand on arrive, on a tellement de choses à faire qu'on prend de la distance. On est spectateur et, devant une scène, on voit l'action en train de se faire", raconte Bruno.

Lara se remémore un dossier particulièrement sordide: celui d'un homme découpé par sa jeune compagne esthéticienne, qui avait convaincu une de ses clientes, mère de cinq enfants, de l'aider dans sa funeste entreprise.

Les deux femmes avaient découpé les extrémités des doigts et la prothèse de jambe de leur victime pour qu'on ne puisse pas l'identifier, puis jeté le tout dans la Seine. Seule sa tête n'a jamais été retrouvée.

"Ça me turlupinait. Pourquoi la complice avait-elle accepté de faire cela?", s'interroge encore Lara.

Le voyage au bout de l'horreur ne s'est pas arrêté là. Le duo a ensuite essayé de faire disparaître sa victime dans un hachoir à viande acheté pour l'occasion sur un site de vente en ligne. En vain.

"On a passé le Luminol (composé organique qui permet de mettre en évidence les traces de sang, ndlr). C'était Versailles. Il y avait du sang partout", se souvient un des policiers chargés de l'enquête.

"Cette violence est latente, évidente. Elle n'est pas réfléchie. Elle est viscérale, pas organisée", constate le procureur Frédéric Teillet. "Durant les émeutes de l'été dernier, on a découvert l'ampleur du phénomène, y compris dans des communes d'ordinaire calmes".

C'est une "vague de fond", complète Jérémie Dumont, dont les enquêteurs doivent "gérer la masse".

Le magistrat attribue ce phénomène à un cocktail détonnant: "démantèlement des familles", "baisse du niveau scolaire", "crise de l'autorité", "individualisation forcenée", "réseaux sociaux déversoirs" ou "parole anxiogène des politiques et des médias".

"La société est de plus en plus violente (...). Je n'ai pas de raison d'être optimiste", conclut Frédéric Teillet, "mais je garde l'espérance".

Chaque année, 40.000 infractions sont recensées dans le ressort du parquet de Rouen. De 8 à 9.000 d'entre elles font l'objet de procédures judiciaires, qui aboutissent à 2.500 jugements.

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