Eva Escandon : "La France veut plus d'entrepreneurs ? Il y a chez les femmes un gisement qui ne demande qu’à être explo…
Eva Escandon est présidente nationale du réseau Femmes chefs d’entreprise qui compte 2 000 adhérentes en France et existe dans 70 pays. Dirigeante de SMSM, une entreprise de chaudronnerie qui emploie 70 personnes à Dunkerque, elle est également membre du bureau et déléguée à l'industrie auprès du président de la CCI de région Nord de France, ainsi que vice-présidente de la commission innovation sociale et managériale du MEDEF national. Elle vient d’être nommée conseillère au CESE dans le groupe des entreprises, où elle fait partie de la section économie et finance, ainsi que de la délégation aux droits des femmes.
La Gazette. Depuis 1945, beaucoup de chemin a été parcouru pour les femmes en entreprise. Mais quels sont les grands défis qui demeurent ou qui s’ouvrent aujourd’hui ?
Eva Escandon. Le Réseau a fêté ses 70 ans en 2015, mais nous devons encore nous battre aujourd’hui pour des choses qui devraient être évidentes. On pourrait se dire que tout est acquis, mais pas du tout. L’association a été créée pour que les femmes puissent prendre toute leur part dans l’activité économique du pays. Aujourd’hui, on ne compte encore que 30% de femmes chefs d‘entreprise, et dans les institutions économiques (notamment les CCI, les prud’hommes, les tribunaux de commerce, les Ceser…) elles ne sont représentées qu’à 15%. Et quand elles sont présentes sur les listes, après les élections ou les installations, on ne les retrouve ni aux présidences, ni à la tête des commissions, ni dans les bureaux exécutifs… C’est un peu désespérant.
Comment expliquer ce retard ? Où se trouve le plafond de verre ?
L’ouverture à de nouveaux profils est difficile, on manque de candidates. Mais tout est culturel, et c’est une question d’éducation. L’école a un rôle très important à jouer pour ouvrir les horizons. On est encore coincés dans des stéréotypes, des schémas qui ne correspondent à rien. On entend «être chef d’entreprise, ce n’est pas pour les femmes, c’est trop difficile de concilier vie professionnelle et vie personnelle…». Au contraire ! D’expérience, je peux dire que c’est beaucoup plus facile de s’organiser quand on est chef d’entreprise que quand on est salariée : on a bien plus de souplesse.
L’école a un vrai devoir de sensibilisation, et les chefs d’entreprise, un devoir de modèle. Il faut montrer que c’est possible, que ça marche et que l’on s’épanouit dans ce qu’on fait. Qu’est-ce qui peut empêcher une femme de diriger une boîte de chaudronnerie ou de mécanique ? Rien, sinon des préjugés. Du coup, elles se freinent et au niveau des reprises, notamment, les femmes se privent de beaucoup de secteurs où elles pourraient réussir. «Ce n’est pas un métier pour une femme» : c’est quand même incroyable qu’en 2016 on puisse encore entendre des propos pareils. Tout est ouvert, il suffit de le vouloir et de s’y préparer. Il ne s’agit pas d’imposer des femmes partout, mais seulement de leur donner le choix.
Beaucoup de secteurs semblent pourtant encore fermés aux femmes…
Dans certains métiers, accueillir des femmes n’est pas évident. Souvent la différence interroge, mais c’est là qu’il se passe quelque chose. De l’uniformité, rien n’émerge ! De la différence naît la richesse ! Moi, par exemple, quand j’ai commencé à travailler avec mon père en 1993, je n’étais pas technicienne, j’étais une femme, tout ce que je disais semblait incongru. Et pourtant, je suis persuadée que ma différence a apporté quelque chose à l’entreprise. C’est cette expérience qui m’a d’ailleurs amenée à travailler sur la question de la diversité et de la mixité dans l’entreprise.
Alors oui, il faut être vigilant, former les gens parfois, pour éviter certains comportements au sein des équipes. Et au niveau du management aussi, ça peut être compliqué ! Ça peut être difficile pour un homme de diriger des femmes. Il peut se sentir démuni face à une relative émotivité, ou avoir peur de prêter le flanc à des accusations de harcèlement.
Il faut que les mentalités changent, les filles s’interdisent encore quantité de domaines qui embauchent, pour se cantonner à des secteurs sans débouchés. Devant le peu de femmes dans l’industrie dunkerquoise et le taux de chômage plus élevé pour elles alors que l’industrie recrutait, pendant quelques années, avec le réseau «Les Elles de l’industrie», nous avons fait beaucoup d’évangélisation auprès des institutionnels et des écoles pour présenter nos métiers aux filles. Et ça marchait, elles ont été beaucoup plus nombreuses ensuite dans les filières d’apprentissage du secteur. L’élan s’est malheureusement tari, l’opération s’est arrêtée, nous retrouvons du coup beaucoup moins de candidates à ces postes. Cela montre bien qu’il y a des choses à faire, que la sensibilisation est fondamentale et que ça fonctionne !
En 2014, 32% des créateurs d’entreprise étaient des femmes. Un objectif de 40% a été fixé par l’Etat pour 2017. Comment pousser davantage de femmes à créer leur entreprise ?
En France, le pourcentage plafonne depuis une dizaine d’années. Nous ne parvenons pas à dépasser le seuil de 30% de femmes chefs d’entreprise, alors qu’aux Etats-Unis, elles approchent les 50%. D’autre part, c’est avant tout dans le tertiaire ou le commerce que les femmes sont présentes, alors que dans l’industrie, dans le bâtiment et même dans les nouvelles technologies elles sont très peu nombreuses. Encore de nos jours, les aides, les financements et la confiance des banques sont plus compliqués à obtenir pour les femmes. La mise en place de fonds de garantie à l’initiative des femmes reste plus limitée dans notre pays qu’ailleurs . Il n’est pas rare de s’entendre demander : «votre mari est-il d’accord, va-t-il vous soutenir ?» ou «allez-vous pouvoir tout concilier ?»… Certaines banques soulignent néanmoins que de nombreux programmes spécifiques sont initiés pour aider au développement de l’entreprenariat féminin et qu’une attention particulière est portée sur leurs dossiers, qui seraient mieux préparés et plus carrés. On peut espérer que les choses avancent rapidement dans le bon sens !
Ce seuil indépassable de 30% pose question. Il faut très clairement inciter les femmes à investir et à se lancer. La France veut plus de chefs d’entreprise ? Il y a dans l’entreprenariat féminin un véritable gisement qui ne demande qu’à être exploité. Il faut juste les bons outils.
On est encore loin de la «parité réelle» inscrite dans la loi depuis 2014… Quels sont les blocages ?
La parité à 50% a un vrai sens dans nos institutions politiques qui doivent être représentatives de la société civile. Les institutions économiques doivent quant à elles refléter la réalité du terrain. Ce que j’appelle la parité économique devrait donc être de mise : 30% de chefs d’entreprise, 30% de mandats détenus par des femmes. Nous ne sommes encore à ce jour que 10 à 15%. C’est beaucoup trop peu, et loin de refléter le tissu économique ! Grâce à la loi de 2014, nous allons connaître cette année les premières élections paritaires du monde économique dans les chambres de commerce. Certains hommes vont devoir laisser leur siège. Comment utiliser cette opportunité sans créer de crispations ? Car il ne s’agit pas de placer des femmes pour placer des femmes, mais de mettre les bonnes personnes, aux bons endroits. Tout le monde y gagnera.
Les réseaux féminins se multiplient. Quel est leur rôle aujourd’hui ?
Le monde change, on ne peut plus imaginer un dirigeant rester enfermé dans son entreprise. Echanger, confronter ses problématiques, voir ce qui se passe ailleurs devient une nécessité. Les femmes cependant «réseautent» moins que les hommes et n’ont pas accès à de nombreux réseaux encore très masculins. Les hommes font très facilement fonctionner leurs réseaux, leurs “copains» et l’entraide, et la cooptation entre les deux sexes marche encore assez mal. Grâce aux réseaux féminins, les dirigeantes d’entreprise peuvent mettre en place les mêmes stratégies, s’aider à pénétrer de plus en plus de réseaux mixtes, obtenir ainsi certains mandats et accéder à des informations stratégiques. Le réseau rompt l’isolement du chef d’entreprise et les femmes souffrent encore plus que les hommes de cet isolement. Les réseaux féminins sont très clairement une solution.
Les réseaux féminins, et tout particulièrement le réseau des Femmes chefs d’entreprise jouent un rôle pour l’engagement des femmes chefs d’entreprise. Les inciter à prendre des responsabilités et des mandats, les convaincre de leurs possibilités et combattre leurs doutes est une véritable mission pour un réseau féminin. Contrairement aux hommes, les femmes hésitent à s’engager si elles ne sont pas certaines de pouvoir assumer. Elles doivent oser davantage.
Avec une représentation équilibrée des forces de notre société, nos institutions gagneront en qualité et en efficacité. Notre économie a-t-elle encore la possibilité de se priver d’une si grande partie des forces et compétences disponibles ?
Propos recueillis par Jeanne Magnien