Eurotunnel "choisit" DFDS
Après une longue attente, Groupe EuroTunnel (GET) a annoncé le 7 juin dernier qu'il "vendrait" deux de ses trois navires (le Berlioz et le Rodin) à son concurrent DFDS Seaway. Cet épisode sonne le glas d'un scénario public-privé porté par la majorité des salariés de la coopérative des anciens marins de SeaFrance dont le leader historique et président du conseil de surveillance de la Scop, Didier Cappelle est décédé quelques heures avant l'annonce de Jacques Gounon, PDG de GET.
Fin ? “Ultime” soubresaut de l’actualité du transmanche, la location-vente prochaine du Berlioz et du Rodin a été conclue entre DFDS et Eurotunnel. Un retournement de situation qui voit deux concurrents finalement s’entendre sous la pression indirecte de la justice britannique et après avoir été de farouches adversaires dans le rachat des navires de SeaFrance au printemps 2012… Jacques Gounon ne l’a pas caché : “je ne peux pas assurer une mission de service public avec une opposition permanente des britanniques. Je n’avais pas ce soutien, je dois être réaliste. J’ai choisi le plus à même de faire ce travail. DFDS n’est pas un ennemi mais un concurrent“. Quant aux offres autres sur les bateaux ? “Elles n’étaient pas sérieuses” lâche t-il. En réalité, Eurotunnel n’avait pas le choix : sur les deux autres opérateurs maritimes du détroit, P & O ne pouvait acheter pour d’évidentes raisons de taille (avec 5 navires + 3, il aurait pesé 90 % du trafic maritime).
Un acquéreur venu faire ses emplettes ? Peu probable vue la spécificité des navires taillés pour la distance ultra courte. Ainsi, la vente – dont le montant n’a pas été dévoilé – ne pouvait conduire qu’à une entente entre les deux groupes quoi qu’aient souhaité les salariés de la Scop. L’aveu de Jacques Gounon est complet : “j’étais dans une seringue“. Les élus peuvent cacher une certaine joie : ils n’auront pas à participer d’un montage complexe dont ils auraient pu – du ? – financer. Depuis que SeaFrance a été mis en liquidation judiciaire en 2012, plusieurs dizaines de millions d’euros d’aides publiques ont été promises aux salariés par le Conseil Régional, l’agglomération du Calaisis et la mairie de Calais. Même le Conseil Général était prêt à mettre son obole. Rien n’est jamais arrivé… “Le Groupe, regrettant que la Scop SeaFrance n’ait pas eu les soutiens nécessaires pour présenter une offre de reprise, annonce retenir l’offre engageante présentée par DFDS pour la location-vente des navires Berlioz et Rodin. La CMA1 britannique ne devrait pas s’opposer à la finalisation du dossier, qui se traduira par deux opérateurs maritimes d’égale importance” souligne Eurotunnel en pointant la responsabilité des pouvoirs publics. Les scopiens se souviendront qu’après avoir rendu rentable cette affaire, les politiques n’auront finalement pas bougé.
Profil bas pour Eurotunnel. Derrière ce profil bas, Eurotunnel espère pouvoir rester “de manière très marginale” sur le détroit avec le troisième navire le Nord-Pas-de-Calais. “Je souhaite continuer avec une Scop réduite, privée des effectifs qui auraient été emmenés par le Berlioz et le Rodin. Ce serait une nouvelle Scop dimensionnée pour le Nord-Pas-de-Calais” explique le dirigeant. Mieux, Eurotunnel entend acquérir ou louer un second fréteur pour pallier aux baisses de régime du tunnel pendant les périodes de maintenance et d’entretien. Sur le front “social“, la reprise reste une mauvaise nouvelle pour le territoire et pour les 600 salariés de la coopérative. Eurotunnel n’a pas eu connaissance de l’armement qu’allait choisir DFDS pour équiper en ressources humaines ses navires… On peut penser que les nouveaux contrats de salariés de la Scop seront nettement moins avantageux. “J’espère une reprise des effectifs mais, tout le monde l’aura compris, ce ne sera pas à 100 %” a t-il encore déploré tout en cherchant à s’abriter d’avance d’éventuels recours de son prestataire coopératif : “je précise qu’Eurotunnel n’est en rien l’employeur des salariés de la Scop (…). Dans le processus de sauvegarde qui se transformera en redressement judiciaire, ce sont les administrateurs qui prendront en charge le dossier et je souhaite qu’une réunion intervienne très vite entre DFDS et les administrateurs judiciaires pour que les problèmes soient examinés dans le sens le plus favorable possible au maintien du plus grand nombre d’emplois sur Calais“. Le maintien du pavillon français sur les deux navires n’a pas été garanti par DFDS auprès d’Eurotunnel. Ce dossier devra être traité par les politiques.
Location-vente à suivre. Le calendrier devient plus clair dans cette affaire. Le contrat d’affrètement avec MyFerryLink se termine au 2 juillet. On peut raisonnablement penser que les deux entreprises vont commencer par un contrat de location-vente pour le Rodin et le Berlioz. Si Eurotunnel parvient à réaliser une opération blanche, le prix d’achat des navires devra osciller entre 100 et 120 millions d’euros. DFDS n’avait pas encore fait savoir ses conditions au moment où nous mettions sous presse. Eurotunnel se tournera aussi du côté du tribunal de commerce de Paris qui lui a enjoint lors de l’achat des navires à SeaFrance de les garder cinq ans. Une location-vente contournera probablement cet arrêt avant qu’une vente n’intervienne dans moins de deux ans. Jacques Gounon a donc, in fine, rendu les armes malgré une récente victoire devant la cour d’appel britannique qui a cassé en avril dernier la décision qui lui interdisait de naviguer sur le détroit : “personne ne voulait d’Eurotunnel dans le maritime en Grande-Bretagne” assume-il. Eurotunnel est désormais une entreprise anglo-française. Après la double annonce de la vente des navires à DFDS et le décès de Didier Cappelle (voir encadré), Eric Vercoutre, secrétaire du CE de la Scop a lâché : “on a senti un double coup de couteau. Le gouvernement doit rappeler Jacques Gounon à la raison“. Le lundi 8 juin, le port était bloqué toute l’après-midi. Le deuil vient de commencer dans le Calaisis.
Mort subite de Didier Cappelle, figure d’un syndicalisme coopératif
Il n’a laissé personne indifférent dans le monde maritime. Héros de la lutte pour le pavillon français au Brésil en 2006 lors d’un sommet mondial, Didier Cappelle restera comme un “nom” dans le syndicalisme régional et national, notamment via le syndicat maritime CDFT qui l’a lâché lors de la liquidation judiciaire de SeaFrance. Les milliers de marins qui ont croisé son chemin lors de sa longue carrière, parlaient d’un homme de conviction, de combat et de ténacité. Didier Cappelle a été victime d’un arrêt cardiaque dimanche 7 juin. “Il souffrait de problèmes cardiaques depuis longtemps” a déclaré Philippe Gallouedec, chargé de communication de MyFerryLink. Artisan, avec son second Eric Vercoutre, actuel secrétaire du comité d’entreprise, de tous les accords d’entreprises passés avec les directions successives de SeaFrance (filiale de la SNCF), Didier Cappelle a réussi à fédérer une volonté collective de centaines de salariés pour construire une des plus grandes coopératives de France (et une première dans le monde maritime) qui, dès son troisième exercice, est devenue rentable… Un pied de nez à tous ses adversaires qui dénonçaient son emprise sur les marins, qui aurait mené au désastre de l’ancienne filiale de la SNCF. L’homme a été secrétaire du comité d’entreprise entre 1994 et 2006. En 1998, le blocage du port et une négociation serrée lui permettent d’obtenir un navire de plus sur la ligne Calais-Douvres. Didier Cappelle avait 62 ans et était retraité depuis peu.
1. CMA : Cour de justice britannique.