Eric Lemoine : ”Méfiez-vous du cédant qui ne veut pas céder
Aucune transmission ne ressemble à une autre. Celle de Liftec a été marquée par un revirement d’attitude du cédant une fois la vente effectuée. Pourtant la cession de cette PME dédiée à la manipulation de l’ergonomie du poste de travail, s’annonçait paisible. Elle le fut mais la défaillance d’accompagnement par le cédant illustre la difficulté psychologique de céder l’entreprise que l’on a créée.
Quels sont votre formation et votre parcours avant cette reprise, Eric Lemoine ?
Je viens d’une famille engagée dans la mécanique industrielle, je suis ingénieur en mécanique et assez vite, le virus entrepreneurial m’a touché. Encore étudiant, j’avais créé une association de services aux élèves ingénieurs, je la présidais, puis j’ai connu plusieurs postes dans un gros bureau d’études de l’industrie automobile. Gestion, commerce, achats, j’ai fait de tout mais dans un but précis : connaître tous les métiers de l’entrepreneur. Ensuite, j’ai été responsable de projet dans une grande PME régionale, puis responsable de production, etc. Au fil du temps, mon envie de voler de mes propres ailes s’est faite plus forte et vers 2000, j’ai commencé à regarder ce qu’il y avait sur le marché, tout en envisageant de créer ma société.
Quel a été le facteur déclenchant votre volonté de reprendre une entreprise ?
Tout d’abord, la création a été examinée mais j’ai trouvé tout cela à la fois passionnant mais aussi bien lourd et assez incertain. Notamment le retour sur investissement qui prend parfois des années. J’avais la quarantaine, je me suis dit qu’il fallait quand-même ne pas trop perdre de temps et petit à petit, la piste de la reprise s’est dessinée. En 2009, j’avais déjà travaillé sur le sujet de la transmission lors d’une formation à la Chambre des Métiers, j’étais aussi dans le réseau Nord Entreprendre dont je fus lauréat, bref j’essayais plusieurs pistes. Mais c’est la qualité de service du BRE qui m’a fait pencher définitivement vers la reprise. Là aussi j’avais tenté d’y voir clair dans le marché via Internet, mais le descriptif des entreprises à céder laissait souvent à désirer. Trop risqué de s’engager dans cette voie de recherche… Le BRE au contraire fournissait une fiche technique actualisée très claire, correspondant à ce que je recherchais dans la transmission : du concret, du réel, une équipe à manager, un projet industriel à mener, un cédant à convaincre. Cela concordait avec mon tempérament actif.
Quels ont été les facteurs prépondérants dans le choix de cette entreprise ?
Le BRE m’a dit que parmi les 3 ou 4 sociétés proposées, Liftec était la plus intéressante. J’ai quand même, tout au long de ma recherche, conservé un pool d’entreprises avant d’éliminer progressivement celles qui présentaient moins d’intérêt par rapport à mon projet. D’abord, outre la caution morale du BRE, mon orientation s’est nourrie d’une constatation capitale : Liftec travaillait dans l’ergonomie. Or j’avais effectué un stage très intéressant chez Peugeot sur l’ergonomie et cela m’avait profondément marqué, d’autant qu’ergonomie et mécanique se complètent et qu’elles concernent vraiment tous les secteurs d’activités. Enfin, l’ingénierie y joue un rôle prépondérant, comme la communication. Cela faisait pas mal de points de convergence valorisants. En fait une seule chose me faisait hésiter, j’habitais – encore aujourd’hui – Valenciennes, j’étais donc condamné aux allers-retours quotidiens Valenciennes-Port de Santes sur l’A23. A cette époque, Liftec était à Haubourdin, ce n’est qu’en août dernier qu’elle a déménagé au Port de Santes. Je savais que cette société était connue sur un marché national, qu’elle se développait régulièrement depuis 2002 mais avait aussi de la marge de progression, que la crise l’avait certes frappée mais seulement à travers les difficultés de ses clients qui étaient nombreux et diversifiés, ce qui était une sécurité. De fait, on l’a vu dans les bilans, certains secteurs chutaient, d’autres pas. Enfin, le cédant était déjà à la retraite mais continuait de diriger puisqu’il n’avait pas de descendance qui accepte de lui succéder. Ces motivations étaient donc sans ambigüités, logique, Liftec était une bonne société sans histoires et sur un marché porteur.
Combien de temps a pris la transmission ?
Six mois. J’ai rencontré la première fois le cédant mi-octobre 2011 et j’ai signé très récemment en mars 2012. C’est court, j’étais assez pressé mais il n’y a pas eu matière à complications. Au contraire, le vendeur m’a tout de suite mis à l’aise en me soumettant à un ”examen” correspondant à un cahier des charges. J’étais totalement d’accord avec cette attitude que je trouve logique et saine. Il a fait évaluer ma capacité entrepreneuriale et financière, il m’a fait rencontrer le personnel dès le début d’où un échange très franc sur mon projet, et j’ai dû présenter à son banquier mon business plan. J’ai franchi ces trois étapes. Du coup, le feeling est vraiment passé entre nous, c’était le plus important au bout du compte d’autant que d’autres candidats repreneurs étaient encore en lice. Fin décembre on signait le protocole et il m’ouvrait progressivement les portes de l’entreprise début janvier et le 29 mars, on signait. C’est vraiment une transmission idéale à citer lors des formations. Mais par la suite les choses se sont compliquées, à ma grande surprise, je m’interroge d’ailleurs encore maintenant puisque le cédant est encore dans les murs jusqu’à l’été, ce qui fait partie de l’accompagnement. Or d’accompagnement au sens habituel du mot, il n’y en a pas, bien au contraire…
Quels ont été vos
partenaires durant cette opération ?
J’ai fait jouer la concurrence auprès des banques, ce qui explique que certaines ont été sur les rangs mais se sont laissé distancer par de meilleures offres. C’est le cas de la Caisse d’Epargne, du CIC (banque du cédant), de la Société Générale, et au dernier moment j’ai accepté l’offre tardive de BNP Paribas. En règle générale, les banques sont venues me chercher. Il y a eu aussi Oséo et le cabinet d’experts-comptables CHD Colas, mon réseau de Nord Entreprendre dont j’ai été lauréat et le BRE.
Sur quels critères avez-vous estimé la valorisation de l’entreprise ?
Cela s’est là aussi passé très simplement. Il n’y a eu aucune discussion ni échange. Le BRE avait une fourchette de prix. Le cédant avait dit qu’il ne baisserait pas son prix, or il se trouvait dans cette fourchette. Liftec affichait un CA 2011 de 1,3 M€. C’est correct vue la crise mais par rapport à ce qu’une autre entreprise de cette taille fait et sur un marché national qui recèle de nombreuses possibilités de développement, le chiffre pourrait être meilleur, ce que j’entends démontrer après la première phase de repositionnement et de réorganisation de l’entreprise.
Au final, comment avez-vous trouvé l’entreprise reprise ?
Avez-vous été surpris par certains points ? Liftec était une société saine que le cédant avait créée en 1989, depuis 10 ans elle se développait régulièrement mais elle avait tendance à un peu ronronner sur son marché. Il faut dire qu’il est solide ce marché et surtout très diversifié, le plus gros client faisait à peine 5% du CA, c’est une sécurité en temps de crise. Il y avait beaucoup de commandes à l’année dans des activités très variées. Bref, moi je suis d’un tempérament plutôt fonceur, je vois les possibilités de développement avant toute chose et je pense qu’avec l’équipe de collaborateurs que j’ai, il y a beaucoup de choses à entreprendre tout en continuant de répondre aux attentes de la clientèle traditionnelle. Liftec avait bien travaillé puisque les donneurs d’ordre venaient à elle quand un problème se présentait et elle savait personnaliser le produit pour coller exactement aux besoins du poste concerné.
Y a-t-il eu des moments particulièrement difficiles et agréables durant cette transmission ?
Agréables, oui, la signature bien sûr, et surtout ma prise de fonctions quand j’ai pu m’adresser directement à mon équipe. Le courant est passé rapidement entre nous, tout est clair et je peux dire qu’avec une telle cohésion, c’est un réel plaisir de venir travailler chaque matin ! Côté choses désagréables, oui il y a à dire sur la seconde phase de la reprise. J’ai découvert que le cédant ne voulait pas vraiment céder, en tout cas qu’il ne jouait pas le jeu de l’accompagnateur. Verbalement dans la première partie de la transmission tout allait bien, il semblait motivé. Mais plus on s’approchait de la signature et plus il semblait ne pas vouloir comprendre qu’il devait s’effacer tout en m’ouvrant des portes et en me conseillant sur certains aspects. Bien au contraire, il a continué de faire comme s’il était toujours le patron m’obligeant bien souvent à défaire ce qu’il avait fait sans même m’en parler. Un exemple résumera tout : le lendemain de la signature et même plusieurs jours après, il ne me donnait ni les clés de l’entreprise ni ses téléphones portables… J’ai dû insister vraiment lourdement. Cela confirme que ce que l’on apprend lors des stages est parfois vrai, céder l’entreprise que l’on a créée est délicat et le repreneur doit bien négocier l’aspect accompagnement qui est, dans le cas de Liftec, de 6 mois. Là, il est totalement absent. Je crois que le cédant a aussi été échaudé par une première tentative de transmission qui s’est très mal passée, l’acheteur le laissant subitement en plan quelques heures avant la signature. Je comprends bien le traumatisme mais cela n’explique pas son comportement entrepreneurial après que nous ayons signé sans histoires. Là il y a des motivations ambigües qui agissent chez lui. En tout cas, ici cette situation est mal vécue.
Quels sont les projets pour Liftec ?
D’abord la communication. Nous allons en équipe dans les salons les plus importants, par exemple à Lille au prochain salon Créer, parce que nous devons constamment montrer nos innovations et nos produits plus classiques, et que le client apprécie de discuter un moment avec nous en direct. Rien ne remplace le contact humain ! Pour le reste, nous ferons appel à la presse, aux réseaux et surtout à Internet. J’ai créé un site bien à nous, ainsi qu’une plaquette avec des fiches techniques sur certains produits et on a un catalogue exhaustif de nos produits distribué sur toute la France par D.Direct. Et j’ai mis en route des cartes de visite. Ces choses-là n’existaient pas avant… De plus, nous importons pas mal de produits de Scandinavie et d’Allemagne, pour lesquels nous sommes parfois en exclusivité. Nous allons aussi faire un effort du côté des commerciaux qui sont notre lien avec le client. La France est grande, nous avons besoin de relais. La stratégie de développement passera d’abord par les chariots et le levage soit 50% du CA. Je vais créer à cet égard un département spécial, l’autre rassemblera tous
les produits restants. La grande nouveauté, c’est la création d’un holding ”Ergonomik Solutions” sur lequel je m’appuierai pour d’autres projets de développement à l’horizon 2017. Nous pouvons atteindre la taille d’une PME de 10 salariés. Pour l’instant je n’en dis pas plus sauf que l’ergonomie a un marché potentiel bien plus grand qu’on ne l’imagine. Je vais toucher des activités différentes de ce qui se faisait jusque- là…
Auriez-vous 3 conseils à donner à un candidat repreneur ?
D’abord ne pas s’improviser repreneur. Cela se prépare avec les réseaux et d’autres compétences que les siennes. Ma reprise s’est faite en 6 mois, mais il faut compter habituellement 18 mois je pense. Ensuite s’assurer du pilotage du cédant et de son rôle d’accompagnateur. Enfin rester toujours positif et foncer !