Entretien avec Rania Labaki, directrice de l'EDHEC Family Business Research Centre

Entrepreneur(se)s de génération en génération

Difficile de quantifier avec précision le nombre d'entreprises familiales car peu d'études s'y sont penchées et ces structures, souvent discrètes, communiquent peu. Néanmoins, on sait qu'un emploi sur deux émanerait d'une entreprise familiale, que 83% des PME françaises sont familiales et qu'en Hauts-de-France, on compterait 175 ETI d'une même génération. Cette semaine, La Gazette Nord-Pas-de-Calais a choisi de mettre en lumière quelques-uns de ces acteurs économiques.

Les entreprises familiales doivent s'adapter aux évolutions sociétales et environnementales, tout en intégrant les jeunes générations.Crédit dusanpetkovic
Les entreprises familiales doivent s'adapter aux évolutions sociétales et environnementales, tout en intégrant les jeunes générations.Crédit dusanpetkovic

«Le Nord est bien évidemment une terre d'entreprises familiales. Il y a une nécessité de les accompagner, car leur réelle différence – qui peut être une force comme une faiblesse –, c'est l'affect», explique Constance Watrelot, déléguée régionale au FBN (Family Business Network) qui fédère 32 associations réparties dans 65 pays. Le réseau rassemble 17 000 membres dont 1 500 en France et une centaine sur le territoire nordiste.

Même constat du côté du l'EDHEC Family Business Research Centre à Croix. Le centre de recherche et de formation pour les entreprises familiales voit passer en ses murs les membres de ces structures particulières pour lesquelles la formation est peut-être encore plus indispensable que pour d'autres structures.

Mais c'est aussi autour des nombreuses recherches du Centre que les entreprises familiales peuvent puiser l'inspiration pour poursuivre leur croissance dans un environnement économique mouvant. Parce qu'elles doivent non seulement gérer la société mais également la famille et les liens affectifs qui en découlent, les entreprises familiales font preuve de cette résilience, développée au fil des générations, qui en font des entreprises souvent plus performantes que les autres. Rania Labaki, directrice de l'EDHEC Family Business Research Centre, nous apporte quelques éclairages.

La Gazette Nord-Pas de Calais : Qu'est-ce qui fait la force des entreprises familiales, qui représentent 80% des entreprises françaises ?

Rania Labaki : Je retiens deux points forts interreliés : le flexibilité et la cohésion de la famille actionnaire. En étant flexibles, ces entreprises ont la capacité de réagir rapidement en cas de crise parce qu’elles ont un ADN entrepreneurial. Pour ce faire, la famille doit être unie et alignée autour d’une vision.

Prenez les entreprises familiales des Hauts-de-France qui en sont à leur troisième, quatrième, voire cinquième génération : elles ont parfois des centaines d'actionnaires qui ne se connaissent pas. Il importe donc de les fédérer autour de projets d’intérêts communs en structurant la gouvernance familiale. Par exemple, à travers la création de comités dédiés avec des process clarifiés pour veiller à l’unité de la famille ou à travers la rédaction d'une charte familiale précisant un certain nombre de règles à respecter par les membres de la famille.

"Avoir une communication intergénérationelle me semble indispensable, sans remettre en cause ce qui a déjà été fait", explique Rania Labaki.

Est-ce ce qui les rend plus performantes ?

Les études montrent leur surperformance, notamment sur la base de leurs politiques financières qui sont particulières. Leur tendance à modérer leur niveau d'endettement et leur faible exposition aux marchés des capitaux leur permet d’être moins affectées par des crises et de les saisir comme des opportunités pour continuer à investir et se développer.

Regardez l'exemple de la crise sanitaire : Michelin a fabriqué des masques à visière, Sisley a produit du gel hydroalcoolique, Decathlon a fourni des masques de plongée au personnel soignant... Il y a aussi un lien de confiance mutuel entre les familles et les parties prenantes. Certains actionnaires sont mêmes prêts à sacrifier leurs dividendes pour soutenir l’entreprise, voire financer les projets d’investissement pendant les crises.

Et du côté des faiblesses ?

Ce sont des entreprises qui vivent avec leur temps mais qui doivent faire face aux défis sociaux et environnementaux. Elles sont aussi en général plutôt discrètes et n'aiment pas se mettre avant. Des entreprises, qui, historiquement, n'ont jamais beaucoup communiqué, commencent d'ailleurs à s'y mettre. La digitalisation devient en effet de plus en plus importante si elles veulent attirer les talents et mettre en avant leurs atouts.

L'entreprise familiale fonctionne beaucoup à l'affect, donc si la famille n'est pas unie, cela peut avoir des répercussions sur l'entreprise. De plus, elles doivent concilier tradition et innovation pour mieux intégrer les nouvelles générations.

Justement, comment réussir à les impliquer alors que leurs attentes sont souvent différentes ?

Il n'y a pas vraiment de recette clé car toutes les entreprises familiales ne sont pas homogènes ! Les jeunes générations ont souvent grandi avec l'entreprise familiale qui gravite autour d'elles. Mais, globalement, avoir une communication intergénérationelle me semble indispensable, sans remettre en cause ce qui a déjà été fait et sur lequel il est possible de capitaliser.

La prochaine réunion du FBN, sur le thème "Entreprises familiales et transmissions aux générations futures" aura lieu le 4 mai à Marcq-en-Barœul.

Parmi les enjeux des entreprises familiales, celui de la transmission...

Ce n'est jamais facile de transmettre une entreprise, quel que soit son type. Pour les anciennes générations, l'entreprise est souvent leur source de vie. Si le dirigeant veut garder l'entreprise dans la famille, l'envie de s'entendre sur un projet commun est indispensable. Une transmission mal faite peut faire des ravages, le lien familial est une force comme une faiblesse...

Il faut s’assurer que les valeurs familiales soient perpétuées de génération en génération, tout en les adaptant si nécessaire à l’air du temps, de sorte à ce que les repreneurs puissent s’y identifier. Les enjeux des droits de succession doivent être également pris en compte. Il est ainsi recommandé de travailler la gouvernance et en parallèle de gérer la fiscalité, à travers un pacte Dutreil par exemple, afin de faciliter la transmission à la fois managériale et actionnariale.

Une nouvelle formation avec KPMG

L'EDHEC Family Business Research Centre a développé une nouvelle formation, «Family Shift», à destination des dirigeants en place et des jeunes dirigeants, en partenariat avec KPMG. Cette formation, qui débutera le 24 mai 2022, a pour vocation de sensibiliser la nouvelle génération aux challenges et aux particularités de fonctionnement des entreprises familiales mais aussi de les équiper avec des outils pour asseoir leur légitimité en vue de réaliser un impact dans leur famille, entreprise et communautés de parties prenantes

Au programme : sept modules de deux jours dispensés par l'EDHEC et KPMG,  dont la transmission et ses facteurs de risques et de réussite, le processus de gouvernance, la philanthropie, l’entrepreneuriat stratégique, la gestion du changement, la psychologie des familles dans la prise de décision...