Europe

Endettement privé : un risque sous-estimé en Europe !

Malgré un repli du ratio de dette privée, sous l’effet d’un peu de croissance du PIB, l’endettement des entreprises et des ménages demeure très élevé au sein de la zone euro…

(© Adobe Stock)
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A force de ne parler que des risques liés à la dette publique, l’on finirait par oublier qu’il existe également une dette privée ! Au sens de la comptabilité nationale, la dette privée au sein de la zone euro est constituée, d’une part, des prêts nets accordés par les intermédiaires financiers résidents et non-résidents aux ménages et aux sociétés non financières (SNF), d’autre part des encours de titres émis par les SNF. En sont par conséquent exclus les crédits intragroupes et interentreprises, ainsi que des crédits commerciaux. Pour en faciliter l’analyse, la dette privée est généralement rapportée au PIB, ce que l’on qualifie alors de ratio (ou taux) d’endettement privé.

Un ratio d’endettement privé très élevé

Au deuxième trimestre 2023, le ratio d’endettement privé s’est établi à 112,9 % du PIB dans la zone euro, en repli de 1,9 point par rapport au trimestre précédent, sous l’effet d’un reliquat de croissance du Produit intérieur brut (PIB). C’est d’ailleurs le cas dans les principales autres régions économiques du monde, qui servent de repères à la Banque centrale européenne (BCE) : 149 % aux États-Unis (-1,3 point), 170,1 % au Japon (-1,3 point), 130,1 % au Royaume-Uni (-2,8 points).

Mais au sein de la zone euro, c’est l’hétérogénéité qui prime — comme toujours — avec des taux d’endettement privé très différents selon les pays membres : 103,9 % en Allemagne (-1,1 point), 142 % en France (-2,2 points), 101,4 % en Italie (-0,9 point), 104,8 % en Espagne (-2,9 points). Et alors que la tendance sur dix ans est globalement à un recul de ce ratio (sauf au Japon), la situation française en prend le contrepied (+25 points) !

Assurément, le niveau élevé atteint par les taux d’intérêt et l’atonie de la croissance ne peuvent que rendre plus difficilement supportable la dette privée, d’où un risque sérieux de faillites en cascade. Ce, d’autant plus que derrière les pourcentages en baisse, le montant nominal de l’endettement des ménages et des sociétés non financières continue son escalade, ce qui est bien le fond du problème…

Endettement en hausse des sociétés non financières et des ménages

Là encore, à la faveur d’un peu de croissance, le ratio d’endettement brut des SNF est en recul presque partout, mais avec de fortes disparités : 48,5 % aux États-Unis (-0,6 point), 102,6 % au Japon (-0,8 point), 50,6 % au Royaume-Uni (-1,5 point) et 57,4 % au sein de la zone euro (-1,1 point). Ce taux s’élève à 78,4 % du PIB en France, très au-dessus de celui des autres grands pays européens : 50,4 % en Allemagne, 61,8 % en Italie, 55 % en Espagne. Une fois corrigée de la trésorerie détenue, la situation est un brin plus optimiste, puisque l’endettement net des SNF françaises s’élève à 39,1 % en France, contre 33,7 % en Allemagne, 36,4 % en Italie et 30,1 % en Espagne, avec une moyenne de 29,5 % au sein de la zone euro. Mais alors que la tendance sur une décennie est à la baisse dans la zone euro, au Royaume-Uni, en Espagne et en Italie, l’on assiste au contraire à une hausse en Allemagne et une stagnation à niveau élevé en France.

Il n’en fallait pas plus pour que la BCE sonne l’alarme. Dans son dernier rapport sur la stabilité financière, elle semble même avoir pris conscience que le resserrement de sa politique monétaire a été mené au pire moment du cycle économique : « Les coûts plus élevés des emprunts et du remboursement de la dette vont de plus en plus mettre à l’épreuve la résilience des ménages, des entreprises et des gouvernements de la zone euro ». Mais dans son allocution, le vice-président de la BCE, Luis de Guindos, semble moins intéressé par la situation des ménages et des entreprises, que par celle du secteur financier dans son ensemble (secteur bancaire, secteur financier non bancaire…) dont il redoute la fragilité, en cas de défaut de remboursement des premiers. Pourtant, même les agences de notation manifestent de vives inquiétudes pour les sociétés non financières, entre tensions immédiates sur les financements de trésorerie et conséquences à retardement de la hausse des taux d’intérêt sur les emprunts obligataires.

Le danger est d’autant plus grand que le contexte dans de nombreux secteurs d’activité est peu porteur, pas uniquement dans l’immobilier. Eu égard à la dégradation des conditions socioéconomiques et géopolitiques, la demande s’affaiblit durablement. En particulier, l’endettement des ménages, qui a longtemps servi de viatique pour satisfaire des désirs de consommation croissant plus vite que les revenus, atteint désormais ses limites. Ainsi, au deuxième trimestre 2023, il a atteint 90,6 % du revenu disponible brut (RDB) dans la zone euro : 85,6 % en Allemagne, 97,9 % en France, 60 % en Italie et 79,9 % en Espagne.

Peut-être est-il grand temps d’admettre que le monde traverse une « polycrise » pour rependre le mot du sociologue Edgard Morin ? Dans ce contexte, plutôt que d’agiter sans cesse le spectre de la crise de la dette publique, peut-être serait-il temps de prendre au sérieux la menace de l’endettement privé ?

Raphaël DIDIER