Enchères : les maisons de vente doivent-elles craindre l’uberisation ?
Peu présents en ligne, les opérateurs de ventes volontaires conservent pour les objets d’art un fonctionnement traditionnel, salle des ventes et marteau. Mais de nouveaux acteurs apparaissent, balayant les subtilités – et les frais – de la réglementation française.
Internet, c’est quelque chose de formidable, mais ça ne marche pas si bien que ça ». Oui, nous sommes bien en 2016, pas à la fin du siècle dernier, lorsque les « autoroutes de l’information », comme on disait alors, étaient encore embryonnaires. La personne qui s’exprime ainsi, Patrick Deburaux, est commissaire-priseur et membre du Conseil des ventes volontaires (CVV), l’autorité de régulation du secteur des ventes aux enchères volontaires. Ce matin-là, les commissaires-priseurs ont décidé de faire leur introspection. Face à « l’innovation », « comment réinventer le métier ? » se demandent-ils. Patrick Deburaux se souvient avoir expérimenté une vente en ligne en… 1999. « Moins de personnel, des coûts de communication amoindris, pas de location de salle. Le modèle économique me tentait bien », raconte-t-il. Encore fallait-il « trouver le produit » susceptible d’intéresser des habitués des ventes aux enchères. « Nous avions choisi des trains miniatures, car il existe un monde de connais
seurs et on peut les envoyer par la poste », poursuit le commissairepriseur. Mais la vente n’a pas fonctionné aussi bien qu’imaginé, tout simplement parce que les collectionneurs de trains miniatures… « n’étaient pas équipés d’ordinateur, ou alors n’avaient pas Internet ».
Les mêmes frais qu’en salle Le professionnel ne dit pas s’il a, depuis 1999, retenté l’expérience. Mais il constate que les ventes online, comme on dit de nos jours, demeurent minoritaires et « n’ont pas progressé entre 2014 et 2015 ». Un signe que les clients préfèrent toujours acheter en salle des ventes? Ou qu’ils ne possèdent toujours pas d’ordinateur ? En réalité, le constat ne vaut que pour le secteur Art et objets de collection, qui ne représente plus, actuellement, qu’une petite moitié du total des ventes aux enchères. Les adjudications de matériel industriel et de véhicules d’occasion, qui forment l’autre partie du chiffre d’affaires global, se déroulent pour l’essentiel sur la Toile. Il existe plusieurs types de ventes sur Internet, explique le CVV. Les ventes “live” sont « adossées à une vente en cours dans une salle physique ». Non présents dans la salle mais suivant les opérations devant leur ordinateur, les acheteurs peuvent enchérir en direct. Les ventes “online” proprement dites sont étalées sur plusieurs jours et les enchérissements ne se répondent pas nécessairement en temps réel. Un participant peut proposer un prix à 2 heures du matin et s’apercevoir à son lever, plusieurs heures plus tard, qu’un autre acheteur s’est manifesté. Le processus s’accélère uniquement lorsqu’approche l’heure fatidique. Lorsqu’un participant enchérit moins de deux minutes avant la fin du processus, la plupart des maisons de vente octroient alors un nouveau délai.
Mais, en matière d’art, le rituel du marteau demeure souvent la norme. Si la plupart des maisons de vente effectuent à l’occasion une ou plusieurs ventes en ligne, elles ne sont pas rompues à l’exercice. Et lorsqu’elles s’y essaient, c’est avec la même logique que pour les ventes physiques. « Un grand nombre d’opérateurs appliquent sur Internet les mêmes frais que ceux pratiqués en salle des ventes », constate Patrick Deburaux. Or, si les consommateurs apprécient Internet, c’est précisément parce qu’ils espèrent faire des économies. En bref, « les habitudes des consommateurs évoluent vite, alors que les opérateurs ont peu varié depuis des années », résume le commissairepriseur. Dès lors, le secteur risque-t-il l’uberisation, autrement dit l’apparition d’un nouvel acteur s’affranchissant des règles et coutumes bien établis? Patrick Deburaux ne dit pas le contraire, imaginant « une page blanche, un investisseur finançant un projet nouveau », et non une maison de vente solidement établie qui tremperait timidement un orteil dans le grand bain du Net…
Un pavé dans la mare La technologie est là, répandue et efficace, et même davantage qu’on ne l’imagine généralement. Ainsi, il est parfaitement possible d’expertiser un objet à distance. « La photo suffit, dans au moins 95% des cas, à authentifier une œuvre. Avec le zoom, on voit même mieux les détails. Sauf en matière de tableaux anciens, il est très rare que l’expert demande à voir l’objet », souligne Lucas Tavel, fondateur du site Artprecium, dédié à l’expertise en ligne. Le site néerlandais Catawiki, présent dans plusieurs pays d’Europe, organise déjà des « enchères hebdomadaires d’objets d’exception », sans recourir à un commissaire-priseur. Pour Catherine Chadelat, présidente du CVV, « sans commissairepriseur, ce n’est pas de la vente aux enchères ». Mais le chiffre d’affaires de Catawiki, 100 millions d’euros en 2015, balaie les subtilités de la réglementation française. Pierre-Emmanuel Beau, directeur général de la maison de vente Autorola, spécialisée dans les véhicules, confirme, par son expérience personnelle, que le secteur est mûr pour l’uberisation. En ligne, souligne-t-il, « la présence d’un commissaire-priseur n’apporte rien. Nos acheteurs et nos vendeurs s’en fichent complètement. Souvent on me demande pourquoi je continue à en payer un », témoignet-il. Certes, il s’agit là du marché des véhicules, où les acheteurs n’ont pas besoin d’un expert ni d’une certification pour évaluer un bien. Mais Pierre-Emmanuel Beau est également collectionneur à ses heures perdues. « Pour un objet à 3 000 euros, je préfère payer une commission de 70 euros plutôt que des frais réglementaires correspondant à 25% du prix en salle des ventes », racontet-il devant une salle ébahie. « C’est un pavé dans la mare », réagit alors sobrement Marc Sanson, membre du CVV et conseiller d’État. Les opérateurs de ventes volontaires sont-ils condamnés ? Pas nécessairement, tente de convaincre LucieEléonore Riveron, présidente de Fauveparis, une jeune maison de ventes installée dans un quartier branché du 11e arrondissement de la capitale. « Nous faisons venir en salle des ventes des gens qui n’y étaient jamais allés », explique-t-elle. Cela implique, détaille-t-elle, une approche ludique, des expositions durant plusieurs semaines, un caférestaurant dans les locaux de la maison de vente et une présence sur les réseaux sociaux. Le fameux Internet qui ne marchait pas si bien en 1999.
Olivier RAZEMON